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Un coeur dans l'arène

 

(texte présenté en 2007 au concours Marais-page, le thème était "destin de femme". Cette nouvelle n'a pas gagné mais a reçu

 

 

 

les encouragements du jury. Et c'est après elle que je me suis (enfin) remise à écrire !)

 

 

 

C'est bizarre la vie parfois quand on ne s'y attend pas. Un matin, au fond du lit, il y une tâche rouge. Aux toilettes, il y a du sang. Tu réalises que tu n’attends plus la vie. Que tu peux aussi donner la mort. Tout ce sang, cette odeur de fer, cette sensation de se vider et de mourir. De ne servir à rien en si peu de temps. J’ai vécu cette épreuve seule. Le soir, j’étais seule. Dans ma tête, j’étais seule, dans mon corps, j’étais seule. Il a fallu endurer les gynécologues qui vous auscultent, vous manipulent et vous retournent l’utérus à la recherche d’un petit signe de vie, là où vous savez qu’il n’y a plus rien. Plus que vous et vos tripes. L’année avait donc commencé ainsi. Une fausse couche. Seule avec mon fils et mes larmes. La semaine avait été longue et grise. Mon mari avait été moyennement présent et relativement absent, comme à son habitude. Sauf que là, j’avais besoin de lui. Besoin d’être consolée. Les sourires de mon fils m’ont guérie. Et puis, la peine est passée. Mais pas sans avoir fait place à la peur. La peur de revivre cela. Mais cela aurait été finalement beaucoup plus doux.

 

J’ai récupéré mon pouvoir de procréation tout de suite. Car ne n’était que cela. Quelque chose était différent. Une cassure dans notre couple. J’avais réalisé aussi qu’il n’avait pas été là. Personne n’avait prêté attention à mon chagrin. Et ma douleur avait pourtant été si vive. J’avais vécu ma première épreuve malheureuse d’être une femme. Avec ses douleurs de mère, ses déceptions d’épouse, ses désillusions d’amies. Et c’est là précisément que je suis tombée, de nouveau, enceinte et que tout a dérapé.

 

" Ça fait une semaine que tu ne m’adresses plus la parole.

 

- C’est le boulot. Trop de pression. J’en peux plus.

 

- Si c’est le travail, c’est rien.

 

-Tu as raison. A ce soir. Bye. Je t’aime.

 

-Bye. Je t’aime. "

 

Cela avait été tellement mécanique de nous dire " je t’aime " que ça avait perdu tout son sens. Étrange sensation de mensonge, de malaises. Il ne pouvait pas y avoir que cela. J’ai rappelé. Je rappelle toujours.

 

"Il y a autre chose. Qu’est ce qui se passe ?

 

-Je veux divorcer. "

 

Et là. Précisément. Arrêt sur image. Le début de la fin. Ma seconde et si douloureuse épreuve. La décision subite et instantanée d’avorter. Ma première réaction, comme une finalité inexorable. J’ai passé la journée à pleurer, pressentant l’issue. Je caressais mon petit ventre déjà légèrement mais suffisamment arrondi pour deviner un bébé. Je le caressais comme pour m’excuser d’avance de ce que j’allais faire.

 

Le soir est arrivé et la journée m’est apparue extrêmement longue. Il est rentré. Sans explication ni scrupule, la sanction est tombée : " Si j’étais toi je ne perdrais pas mon temps à essayer de me retenir. C’est fini. Je ne peux rien te dire d’autre. "

 

La soirée et la nuit ont été douloureuses et longues à en crever. Il dormait sans se soucier de nous, son fils et moi. J’étais perdue, je croyais que j’allais me réveiller. Mais non, le cauchemar ne faisait que commencer. Je désirais ses bras, une étreinte, quelque chose qui m’aurait rassurée. Mais rien, pas même un regard. Je n’y croyais pas. C’était tellement dur, brutal et injuste.

 

Il a pris rendez-vous chez un avocat et moi dans un hôpital. J’ignorais, à l’époque, comment se passait un avortement médicamenteux à douze semaines d’aménorrhées. Je l’ignorais et c’était très bien ainsi. Comme il est parfois bon d’ignorer certaines choses. Un avortement médicamenteux se passe normalement en cinq étapes : Rencontre avec le gynécologue, rencontre avec un psychologue, prise du R.U 486. (Syn. Mifépristone : Médicament anti gestationnel et anti progestatif), avortement quarante huit heures après la prise du R.U, visite de contrôle trois semaines après l’avortement. Je dis " normalement en cinq étapes " car dans mon cas, il en fallu bien plus.

 

J’ai donc eu ma première rencontre avec un bienveillant gynécologue. J’avais l’écran de contrôle devant les yeux. Je lui avais demandé de couper le son car je ne voulais pas entendre le cœur de mon bébé. Je ne voulais pas entendre la vie alors que je projetais la mort. Je me sentais forte mais coupable de ce que je faisais. Le gynécologue avait donc coupé le son mais omis de pousser l’écran. Je lui demandais donc de le tourner. Il le fit, mais j’avais encore oublié de lui demander d’éviter tous commentaires sur cette grossesse. " Un beau bébé. Vous êtes vraiment sûr de ne pas vouloir le garder. C’est vraiment dommage. "

 

Je bouillais de rage. Je ne savais pas quoi répondre à part proférer des insultes sur cet homme qui avait mis cela en moi. J’ai remis ma culotte, mon pantalon et mes chaussures. Il agrafait les petits clichés de mon petit bébé dans un dossier vert où il y avait écrit mon nom de femme mariée en gros et « IVG ». On m’a fait signer un tas de papiers qui disaient que je ne pourrai pas porter plainte si l’avortement échouait ou se passait mal. Je suis entrée dans un cabinet où deux femmes en blanc m'attendaient. Elles m’ont demandé si je souhaitais voir un psychologue juste avant. Celle qui m'a adressé la parole avait l’air gentille et moi j’avais besoin de parler.

 

" C’est quoi le R.U ? Ça fait quoi ce cachet ? On m’en parle depuis le début mais c’est quoi concrètement ?

 

-Concrètement, ça va arrêter le cœur de votre bébé. "

 

Silence. Je me souviens de ses mots que j’ai tout de suite assimilés à meurtrière. J’ai beaucoup pleuré en entendant cette phrase. J’ai eu la sensation de me vider. De perdre mes organes par le fond de ma culotte. Je pleurais à chaudes larmes sans pouvoir m’arrêter. Elle me regardait pleurer, inconsolable petite femme. A un moment, mes larmes ont du ralentir, elle en a profité.

 

" Pourquoi souhaitez-vous avorter ?

 

-Je veux pas avorter.

 

-…

 

-Mon mari s’est levé l’autre jour en me disant qu’il ne m’aimait plus. Et moi, je ne sais pas quoi faire. Je vais me retrouver avec mon petit garçon toute seule. Je ne sais pas si je pourrai aimer un enfant né comme ça. J’essaye de penser à mon fils. Comment prendra t’il le fait d’avoir un frère ou une sœur et au même moment, plus de papa ?

 

-Vous avez un enfant ?

 

-Oui. Un petit garçon. " La seule pensée de mon fils, à ce moment là, m’avait redonné le sourire.

 

"Je suis une mauvaise mère ?

 

-Une mauvaise mère ? Sûrement pas. Vous êtes une très bonne mère. Vous avez raison de penser d’abord à votre petit garçon. C’est sûr que l’arrivée d’un enfant pendant cette séparation risque de le perturber encore plus.

 

-Ils souffrent les enfants quand les parents divorcent ?

 

-Vous savez les enfants sont forts. L’essentiel, c’est de les aimer et de le leur montrer. Il souffrira c’est sûr mais il vivra avec. "

 

On a discuté, pas trop longtemps mais suffisamment pour que je ressorte de son bureau sûre de mon choix. J’avais encore cette sensation de vide dans le flanc et dans les tripes. Les yeux gonflés d’avoir trop pleuré. Le nez rouge et la morve qui coule.

 

La dame en blanc est sortie et est revenue tout de suite après avec un gobelet en plastique et une petite plaquette avec deux médicaments dedans. Elle s’est assise et moi je regardais les cachets. Je n’écoutais plus. Les cachets étaient là. Plus rien ne comptait à présent. Elle a posé le gobelet en face de moi et m’a tendu les cachets. Ils étaient dans ma main. J’avais du mal à réaliser ce qui se passait. J’ai inspiré profondément. J’ai mis les cachets sur ma langue. J’ai bu le verre d’eau. J’ai avalé les cachets. Elles me regardaient sans rien dire non plus. C’était presque religieux comme scène. Elles m'ont dit de revenir dimanche à 7 heures 30. Je me suis levée, silencieuse. J’étais devenue sourde au monde, sourde à la vie. Je mourais en même temps que mon bébé. J’imaginais ce qu’il était en train de vivre. Je me demandais si l’effet du cachet était instantané.

 

Et les 48 heures sont passées. Je me suis rendue à l’hôpital avec ma sœur jumelle. Avec Lili, même quand ça va pas, on rigole. Je savais qu’il fallait que je fasse ça avec elle. On m’a installée dans la même chambre qu’une jeune femme qui rigolait 48 heures plus tôt, sauf que là, elle ne rigolait plus du tout. On m’a dit de me déshabiller et on m’a donné une blouse blanche. Je me suis exécutée et je me suis allongée calmement sur mon lit. J'essayais de me détacher de cette salle, de l'odeur, de l'aiguille, de la perfusion. J'essayais de ne ressentir ni haine ni culpabilité. Je m'exécutais tel un automate programmé pour avorter. Surtout ne penser à rien. Ma sœur ne savait pas quoi faire de son corps. Mais elle était là, blême et silencieuse. Au bout d’un moment, une infirmière est entrée dans la chambre pour nous expliquer le déroulement de la journée. Je n’ai rien dit, j’ai eu les réponses à mes questions par ma voisine de chambre qui, tout d’un coup, venait de prendre conscience qu’on allait y passer la journée.

 

On m’a enfilé un suppositoire et fait avaler des cachets. On ne parlait pas beaucoup avec ma sœur, elle ne savait pas quoi dire qui aurait pu détendre l’atmosphère. De toute façon, personne ne parlait beaucoup, les infirmières travaillaient et on sentait qu'elles avaient l'habitude de voir des femmes dans notre cas. Pour elles, nous étions des patientes. Elles n'avaient ni compassion ni empathie. Elles étaient là pour nous faire avorter et faire en sorte que cela ne soit pas trop désagréable.

 

Le travail a débuté. J’ai sentit une petite bulle exploser dans mon utérus et je me suis mise à pleurer. Cette sensation, je m'en souviendrai toujours. Ca a été très étrange. Un petit « ploc » et tout à commencé. Je ne savais pas ce qui se passait mais j’imaginais que je saignais. J'imaginais l'intérieur de mon être et j'imaginais mon bébé. Je me demandais s'il était mort. Cette question me hantait mais j'essayais de ne pas y penser. J’ai demandé à ma sœur de regarder. Elle a appelé les infirmières. Ma voisine de chambre me regardait en se disant que ça allait aussi lui arriver mais qu’elle n’avait personne pour lui tenir la main.

 

Les infirmières ont dit que c’était normal. Je sentais ma raie du cul humide et collante de sang. Je ne bougeais pas de peur d’en mettre sur les draps. Ca faisait mal, les contractions étaient douloureuses. Pas autant douloureuses que pour un vrai accouchement mais inutiles de douleur. Je saignais tellement. Il fallait attendre, juste attendre. C'était tellement long. L‘odeur m‘écœurait. Ma sœur me serrait la main sans rien dire. Le sang coulait toujours. Comme si le seul moyen que mon corps avait trouvé pour évacuer cette haine était de saigner, déverser un torrent sanguinolent de mes tripes. Les contractions devenaient de plus en plus violentes. Je sentais une petite boule dans mon utérus. Comme un petit corps inerte. Une protubérance sur mon ventre. Je savais que c’était lui, je le caressais encore pour m’excuser toujours. Je savais qu'il était mort. Je l'ai senti à ce moment là. Les infirmières venaient voir de temps en temps comment le travail avançait. Les heures défilaient. Ma voisine avait commencé à saigner et elle m’agaçait à gémir et à pleurer. Je voulais juste être seule. Je me sentais assez intolérante mais j’avais, à ce moment là, des circonstances atténuantes. Je subissais la perte d'un enfant que j'avais profondément désiré. L’infirmière est venue voir comment se présentait mon intérieur. Elle a enfilé un gant avant de mettre ses doigts boudinés dans mon vagin. Elle a pressé sur mon utérus et m’a dit de pousser. Alors, j’ai poussé et comme je le pressentais, j’ai uriné. J’ai senti la pisse chaude couler partout et la honte m’envahir. J’ai aussi senti mon bébé glisser dans mon utérus. J’ai serré très fort une main. J’ai hurlé ma rage de toutes mes forces en expulsant ce tout petit corps du mien. Les yeux rouges, les joues humides, j’ai regardé le ciel et j’ai dit au revoir à mon enfant.

 

Le sang continuait de couler. Ça ne s’arrêtait plus. Les infirmières commençaient à s’inquiéter franchement, ma sœur aussi. J’étais pâle. On me retirait des caillots gros comme des poings. Des brancardiers m’ont emmenée dans une autre pièce pour me faire passer une échographie et constater que mon utérus était empli de caillots. Ils m’ont dit que j’allais sous doute passer la nuit ici. J’ai pleuré. Je voulais rentrer voir mon fils mais la clause du contrat m’interdisait de me plaindre. Ils ont continué de retirer les masses de sang de mon corps, encore et encore. Je me sentais partir. Ça n’était pas douloureux mais désagréable et inquiétant. Ils m’ont ramenée dans ma chambre. Je me sentais à moitié consciente. La journée était passée et la nuit commençait à tomber.

 

Je me suis retrouvé errante dans les couloirs de l’hôpital à la recherche de ma sœur. J’entendais une musique dans ma tête. Un « boum boum » obstinant. J’ai aperçu ma sœur. J’ai essayé de marcher en traînant ma perfusion jusqu’à elle. Je me suis assise là où je pouvais. Mes yeux ne distinguaient plus que du blanc, du blanc partout et ce bruit dans ma tête qui tapait de plus en plus fort. Et plus rien. Le néant.

 

Pendant quelques secondes, j’ai perdu connaissance. J’avais oublié tout ça. C’était bon cet instant d’amnésie. On m’a remise dans cette salle, refait une échographie. L’hémorragie semblait s’être calmée. Les médecins ont attendu encore une heure avant de se prononcer pour mon départ. Ma sœur m’a dit que ma voisine avait expulsé son bébé toute seule et qu’il avait giclé sur ses cuisses. Elle avait hurlé de peur. Maintenant, elle gueulait pour pouvoir sortir fumer une cigarette. Et puis, elle s’est écroulée, comme moi. Beaucoup de sang perdu pour pas grand chose.

 

On m’a dit que j’allais sortir. Je voulais prendre une douche. Ma sœur m’a accompagné jusqu’à la salle de bain. Elle est restée derrière la porte. Je saignais encore mais je ne voulais rien dire de peur de rester à l’hôpital. Je sentais quelque chose me gêner à l’intérieur. J’ai poussé comme pour sortir un tampon coincé. J’ai expulsé un caillot gros comme un bifteck et d’un coup, sans rien pouvoir contrôler, j’ai déféqué tout debout. Il y en avait partout dans la douche, sur mes cuisses. J’avais envie de vomir. Cette odeur, cette puanteur, c’était insupportable. J’ai appelé ma sœur et j’ai crû qu’elle allait rendre son déjeuner en ouvrant la porte. Elle m’a regardé, je pleurais, elle a rit devant cette scène si pathétique. J’ai rincé la douche. Je me suis lavée. On m’a laissé sortir. J’étais fatiguée, vidée. Je me sentais salie de cette journée. On a pris la route, on a écouté la musique, j’ai pleuré, je me sentais comme une enfant rassurée par sa grande sœur. Il ne pouvait plus rien m’arriver après ça. Du moins, c’est ce que je croyais…

 

Visite de contrôle post IVG. Toujours avec ma sœur. J’ai des douleurs insupportables et une vilaine odeur remonte de ma culotte. Le docteur ne veut pas m’ausculter. Il dit que c’est normal d’avoir mal. Je lui dis que je sens le pourri de l’intérieur et que ça, c’est pas normal.

 

" Ôtez votre culotte, on va regarder… Il y a un problème. Je vais devoir vous sortir une partie du bébé qui est restée coincée. On peut dire que vous n’avez vraiment pas de chance. Je vais essayer d’y aller doucement. Je ne vous cache pas que vous allez avoir mal. Mais, je ne peux pas faire autrement. Je vais ouvrir votre utérus avec cette petite pince et… "

 

Ah oui, il avait pas tord sur le fait que ça fait un mal de chien.

 

" Vous voulez voir si c’est la tête ou les pieds ? "

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