alexandra bitouzet
Avenir Light est une police épurée et élégante et appréciée des designers. Agréable à regarder, elle s'adapte parfaitement aux titres et paragraphes.
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La folie que c'est d'écrire
« On se défait d'une névrose, on ne se guérit pas de soi. »
Jean-Paul Sartre.
Chapitre 1
Vingt-deux minutes, pile poil. Vingt-deux minutes, c'est le temps qu'il me faut pour rejoindre le bureau, vingt-deux minutes. Je suis à vingt-deux minutes de la normalité. Secrétaire médicale, coefficient 260, catégorie non cadre, ancienneté onze ans. Onze longues années. Un tiers de ma vie. Putain. Un tiers de ma putain de vie. Six heures vingt, se réveiller. Six heures vingt, ne pas pouvoir se lever. Douze minutes plus tard, mettre un pied devant l'autre. Douche. Pisser dans la douche en se lavant les dents. Puis, rincer ses cheveux en se rasant les aisselles. Prendre garde à ne pas confondre vitesse et précipitation. Vérifier l'heure, le cœur château branlant toutes les trois minutes. Se farder, verrouiller les cernes, camoufler la frustration. Une couche. Puis deux. Ressembler à une autre. Bourrer dans son sac une bouteille d'eau minérale d'un demi-litre, entamée, à moitié vide, avec un peu de chance, un reste de jambon. Une pomme. Avoir envie de chier. Ne pas pouvoir y aller. A vingt-deux minutes de la normalité, il est l'heure de partir. Sept heures trente-huit. Mettre le contact et sentir le palpitant s'emballer. La nausée. Tout du dedans, un grand chambardement. Vingt-deux minutes de la normalité, descendre la voix creuse. Inspirer. Chausser ses lunettes, parce que dans cet axe le soleil embrase les yeux. Chausser ses lunettes juste pour cette pirouette. Ensuite il sera dans le dos et reflétera dans le rétroviseur. Expirer. Tourner à gauche, éviter les poids lourds, rester vigilante. A la vitesse. Aux radars fixes. Aux radars mobiles. Aux cendres de cigarette. Entrebâiller la fenêtre et souffler la fumée. Resserrer le sphincter. Maîtriser ses entrailles. Seize minutes de la normalité, tourner à droite, passer devant le cimetière. Sourire à mamie. Sourire à papy. Sourire à tonton. Avaler sa salive et au rond-point, prendre la deuxième sortie. Passer sous le pont à neuf minutes de la normalité. Rester vigilante en sortant un petit bout de papier pour gribouiller illisiblement une idée de génie. Quatre minutes de la normalité, prendre à droite au feu rouge. Maudire les voitures sans permis, les tracteurs, les flics, les putes et les fainéants. Maudire l'humanité toute entière. Deux minutes de la normalité, tourner à gauche, puis encore à gauche. Marche arrière. Marche avant. Frein à main. Une minute de la normalité, ouvrir la grille, baisser la tête, lorgner le bout de la basket. Trente secondes de la normalité, jeter dans le vestiaire le sac à main bourré jusqu'à la gueule de littérature et dans le frigo, les pâtes de la veille. Dix secondes de la normalité, allumer la lumière, les ordinateurs, couper le répondeur. Inspirer. Cinq secondes de la normalité, ouvrir la porte, retourner derrière le comptoir. A sa place. Pas bouger. Sept heures à tenir, figée dans le décor. Deux secondes. Expirer. Une seconde. Être dans la normalité.
Chapitre 2
J'ai calculé qu'à raison de vingt-deux minutes aller, vingt-deux minutes retour par jour, deux-cent vingt-cinq fois par an, j'avais passé pas moins de mille huit cent quinze heures dans ma voiture. Soit soixante-quinze jours. Soit deux mois et demi. Deux mois et demi d'idées de génie. J'aurais pu écrire un sacré roman avec tout ce temps. Ou au moins les trois premiers chapitres. En tout cas, c'est certain, en deux mois et demi, j'aurais pu faire le plan. Au lieu de ça, depuis onze ans je fais le trajet aller/retour. J'écoute les diabètes, scrute les cirrhoses, explore les cholestérols. Je souris, je dis ça va passer. Parfois je touche des mains sans faire semblant, parfois, ils me donnent même envie de les serrer dans mes bras. Pas tout le temps. Pas souvent. Mais parfois, c'est déjà ça. La plupart du temps, je maudis ce job, les patients, mon mari, mes mômes, la société, le trou perdu dans lequel j'habite. La plupart du temps je hais les gens et je dois avouer qu'ils me le rendent bien. Ça règle les problèmes de culpabilité. Je vis dans un état de confidence que je refuse, je sais les FIV, les HIV douteux ou positifs, je connais les visages de ceux qui se font dépister régulièrement, ceux que l'infidélité a rattrapés. Ceux qui cherchent à procréer en vain, ceux qui boivent, fument ou tentent d’arrêter, ceux qui vont mourir et le savent et ceux qui n'en ont aucune idée et qui vont mourir aussi. Je sais cela comme une amie intime. Et parfois même avant eux. J'entends les bébés qui en silence se meurent, les corps qui s'épuisent d'absences de blancs, de trop de rouges, les douleurs muettes des infertiles, ces femmes aux ventres aussi vides que les couilles de leurs mâles, le respect des amazones modernes, le chagrin des mères orphelines et l'entêtement des bien-portants à se dégotter une pathologie. Je me sens prisonnière de confidences auxquelles je ne veux plus participer et j'imagine ne pas avoir le choix.
Hier je discutais, via messagerie internet, avec un ami écrivain, que je n'ai jamais rencontré, un ami écrivain publié neuf fois, je précise puisqu'autour de moi tout le monde semble écrire. Ma voisine, accompagnée de son mari, que j'ai retrouvée dans mon jardin à deux heures du matin et qui me regardait danser complètement éméchée, essayant de faire mouvoir ma crinière de vingt centimètres de long, m'a avoué qu'elle aussi écrivait. Depuis longtemps. De la science fiction. Ou de l'horreur. Je ne sais plus, j'avais bu trop de vin. Elle en a, paraît-il, des cartons pleins chez ses parents. Elle kiffe ça l'écriture, m'a-t-elle dit. Je l'ai écoutée comme j'ai pu, à cause du vin rouge. Ou grâce à lui. Quelqu'un qui kiffe l'écriture ne peut pas être sincère avec moi. Parce que par exemple, je kiffe les gratins de macaronis, les chips au vinaigre et les séries policières. Mais la littérature, c'est quand même autre chose, elle se foutait forcément de ma gueule alors, avant de ne plus l'écouter, j'avais décidé de lui expliquer. Que la littérature est comme un ciel étoilé. Un abîme sans fond. Un refuge sans nom. Le vin aidant, je poursuivais. Elle voulait parler mais je poursuivais. La littérature est comme le ventre d'une mère. Digne de respect. Elle faisait une nouvelle tentative que je stoppai net. Elle voulait me répondre, me parler de sa mère, sans doute. Alors je me servis un autre verre puisque j'avais deux mains et je lui dis que la littérature était l'origine de tout, que grâce aux mots, on pouvait accéder à la vie, on pouvait voyager, s'imaginer ailleurs, avec un autre homme, dans un autre monde. On pouvait être fleuriste ou aficionado. Vivre au dix-huitième siècle comme au vingt-deuxième. Tout recommencer. Je lui expliquai ce qui me plaisait tant. Je lui chantai que les mots étaient comme des notes, que les phrases étaient des refrains et les virgules des pauses. Je lui dis que lire était comme écouter une musique nue face au monde, debout, les bras tendus, sur une falaise ardente. Elle faisait oui avec sa tête et j'étais certaine qu'elle ne comprenait pas un traître de mes mots. Elle parlait puisque ses lèvres bougeaient, mais je ne percevais qu'une syllabe sur deux et une syllabe sur deux c'était toujours une de trop. Un dialogue de sourdes. Alors je me suis versé un nouveau verre, il n'y avait autour de moi aucune raison pour que je reste sobre. J'ai bu. Encore et encore. En dansant. En titubant plutôt. J'ai monté le son et la voisine continuait de parler. A un moment, je suis allée me coucher et sans trop savoir comment, je suis parvenue jusqu'au lit. Le sol était mouvant et mes gestes désordonnés. J'ai vu mes mains au mur s'agripper et le lit, au fur et à mesure de mon avancée, se faufiler entre les lames du parquet. J'ai étendu mon corps. Comme j'étais sur le dos et que dans cette position le vin semblait stagner dans mon œsophage, j'ai entrepris de me retourner, m’arrêtant à mi-chemin. Je suis restée comme ça, sur le flanc gauche, accrochée au sommier, fixant les chiffres à quartz rouge du radioréveil. Bercée par ma respiration, je me suis endormie. A mon réveil, elle était partie. Ça n'était pas trop tôt. Je me suis payé une gueule de bois jusqu'au soir, mais enfin elle était partie.
Je livrai donc mes états d'âme à cet ami écrivain. Je lui dis dans ce mail combien je craignais d'avancer dans l'écriture d'un roman et de me retrouver au bout de six mois la tronche dans le mur, sans pouvoir plus avancer. Perdue entre deux chapitres. Il me répondit que c'était ça, justement, la magie du truc. Je lui précisais que lui avait bien trouvé le mode d'emploi puisqu'il avait déjà sorti neuf romans. Avec toute la rhétorique de l'écrivain, il m'avait répondu que ses romans étaient comme des cathédrales, tout le monde s'extasiait sur les pierres éternelles et bla et bla, en oubliant qu'il y en a neuf sur dix qui s'étaient cassé la gueule au bout de cinquante ans, et parfois même avant qu'elles ne soient finies. Je lui avais répondu que, pour moi, ça ressemblait plus à ces carnets d'images autocollantes qu'on avait quand on était gamin et qu'on s'appliquait à coller droit, la langue pincée entre les incisives pour que le résultat ne soit pas bancal. On y voyait des personnages puis on tournait les pages et on découvrait des tirs au but pour les garçons, des villages de poneys pour les filles. Certes, c'est moins chic qu'une cathédrale, un album Panini.
Chapitre 3
C'était le mois de septembre, date frustrante pour l'écrivain. Les vacances étaient terminées depuis quelque temps déjà alors qu'elles venaient tout juste de commencer en réalité. La rentrée littéraire était partout, partout pour qui daignait s'y intéresser. Quant à moi, pauvre de moi, ça faisait un an que je cherchais un sujet pour ce roman. Un sujet bordel ! Rien qu'un. Oh ça oui, j'en avais trouvé des idées, à cause de cet ami écrivain justement qui m'avait dit qu'on pouvait tout écrire. Et que même parfois, on pouvait ne rien écrire. C'est à dire faire un roman avec rien dedans. Juste des mots, sans histoire. Mais encore fallait-il avoir la voix pour le faire. La voix, c'est comme cela qu'ils disent dans le milieu des mots. Alors je m'étais mise à raconter des fables sans queue ni tête, sans savoir où j'allais et au bout de six mois, je m'étais paumée. Parfaitement paumée. Sublimement paumée. Il fallait tout recommencer, alors je lisais des bouquins et je les enviais, ceux qui avaient trouvé le truc à raconter, ceux qui avaient trouvé la bête qui allait les bouffer et qui se laissaient dévorer avec délectation. Vampiriser. Ceux qui écrivaient comme on s'évanouit et qui jouaient avec l'éternité de leurs mots et osaient aller au bout en laissant de côté les conséquences de leurs actes. Je regardais l'heure et je me disais que ça ne serait pas encore ce matin que je me laisserais attraper. J'étais une proie, la proie de ma passion. Je me battais pour rester saine, pour m'occuper des enfants, pour conserver l'emploi dont je ne voulais plus, pour ne pas faire trop de mal autour de moi. Alors que je ne rêvais que d'une chose, me laisser dévorer en toute impunité.
Mais plus je les enviais, moins j'écrivais.
Le choix n'existe pas pour la mère qui écrit.
Le balai à la main, je me lamentais sur mon sort en pensant au doux délice que ça serait de s'asseoir près du feu, d'allumer peut-être pourquoi pas une cigarette, de boire un café et de se laisser aller. A la vie. A l'envie. A l'écriture. Aux mots encombrants. J'avais l'impression que pour être femme et mère et salariée et écrivain, il m'aurait fallu des journées de trente-cinq heures. Mais déjà vingt-quatre, je peinais à les terminer. L'écriture comme facteur incompatible c'était comme introduire un rhésus positif dans un sujet négatif ou se faire greffer la moelle osseuse du voisin. Risqué. Mortel. J'imaginais qu'être un homme m'aurait facilité l'envie, j'avais l'impression que les hommes n'aiment pas les femmes qui écrivent. Les écrivains sont admirés et adulés. On les désire dans leurs petits pantalons de velours, leurs regards nébuleux dans des poses compliquées, les cheveux grisonnants, une mèche sectionnant mystérieusement leurs visages. Ils sont beaux. Sexy. Intelligents. Pour les femmes déjà dans le terme, on hésite. Ecrivain ? Vaine ? Auteur ? Auteure ? Hystériques, excessives, elles gênent et dérangent. Comme si une femme qui pense représentait un danger pour l'homme. Elle pourrait, si elle arrivait à faire quelque chose de sa vie, ne plus lui vouer une admiration sans faille. A l'inverse, l'homme n'admire la femme que pour sa capacité à endurer la douleur en accouchant et encore, donnez-lui une crise de colique néphrétique et il vous volera la vedette. Je les enviais ces hommes insouciants qui quittaient femmes et enfants au nom de la littérature quand je n'osais même pas prendre une journée de congés en dehors des vacances scolaires. Culpabilité, devoirs et obligations me grignotaient l'intérieur et me pelaient l'esprit et pendant tout ce temps perdu, le petit bâton noir continuait de me faire de l'œil. J'ai attendu une heure devant l'écran blanc. Une heure c'est rien, ça pouvait durer des heures si je ne me secouais pas. J'ai regardé le bâton noir clignoter et j'ai eu l'impression qu'il accélérait. Un petit métronome devant mes yeux déposé. Tic. Tac. Tic. Tac. Tu vas l'écrire ce foutu roman, qu'il me racontait. Hurle plus fort petit bâton noir, je lui répondais. Je ne t'entends pas. Hurle plus fort. La folie. La folie me guette. La folie cachée derrière le petit bâton noir clignotant et obsédant. Et moi. Pressée. Compressée. De devoir faire encore ces vingt-deux minutes de trajet pour aller livrer des secrets sanguins. La folie se cache aussi dans des seringues stériles. Dans des flacons stériles. Dans des étuves stériles. La folie est-elle stérile ? La folie est-elle utile pour écrire ? Choisit-on la folie ? Et. Si oui. Quelle folie ? Je crois que c'est très facile de s'y perdre. On se pose. On éteint la lumière et on écoute les battements de son cœur. On écoute ce pour quoi on est fait. On y est attentif. Comme s'il faisait nuit et qu'un animal rodait. On détecte le bruit des pas. On détecte la bête qui va nous dévorer tout cru. Quand on l'a identifiée, on allume la lumière, on se regarde dans les yeux. On y voit ce qu'on n'est pas. Ce sont là quatre yeux, dont deux ne nous appartiennent pas. C'est là que la folie commence. En tout cas, chez moi, ça a commencé comme ça.
Ce soir là, en sortant de ma consultation, le psy m'avait dit qu'on avait encore un peu de temps devant nous, qu'on n'était pas obligé d'envisager une hospitalisation maintenant. Il disait on comme s'il était moi. Il disait oncomme s'il avait une idée de ce que j'étais. Une proie. Tout ce que j'avais entendu c'était que j'y étais presque. J'avais quasiment trouvé mon idée de génie. Il continuait de dire que l'on devrait repenser le traitement. Il continuait de direoncomme si c'était de son corps, de sa tête dont il était question. Comme si, lui aussi, en partenariat avec moi, allait prendre vingt kilos. Il m'assurait que non, le traitement ne me ferait pas grossir. J'avais pour la première fois éprouvé de la honte, la honte de refuser un traitement à cause du poids qu'il me ferait prendre. Moi, la femme sans artifice ! Avec vingt kilos de plus, je deviendrais obèse et j'irais forcément plus mal puisque je n'écrivais qu'en état d'amaigrissement. Comprenait-il seulement l'enjeu de mon refus ? J'irais mieux, c'était l'essentiel et j'étais superficielle, m'avait-il dit, abandonnant le on. Obstinément, je m'y refusais et optais délibérément pour la folie, celle que j'associais au génie. Au génie, rien que ça ! Le comble du désespoir étant d'être un fou condamné à se soumettre au dictat du radioréveil. Du salaire à ramener. Des bouches à nourrir. Des frigos à remplir. Des consoles de jeux à acheter. Des cotisations de hip-hop à payer. J'étais marron. Je l'avais dans le fion. Et bien profond. Après ça, je changeai de psy.
C'était le mois de septembre et c'était aussi la rentrée scolaire. Il allait falloir tout reprendre à zéro et réinstaurer les règles transgressées pendant les vacances. Reproférer les cris avant les devoirs. Renégocier la douche avant le dîner. Recommencer les activités du mercredi après-midi. Redémouler les fondants au chocolat. Remettre à demain les chapitres entamés. Je faisais à nouveau ce rêve obsédant : je regarde le ciel et il n'y a rien autour, rien à part le silence et la nuit. Les feuilles dans les arbres frémissent tout juste. Je regarde le ciel comme on regarde la mer. J'ai toujours aimé regarder le ciel. Il ne s'y passe rien et pourtant quelque chose arrive. Soudain elle passe, elle prend son temps, tout son temps. Elle s'arrête presque. Ralentit pour me permettre de faire mon vœu, toujours le même. Dans mon rêve, j'ai peur de ne pas avoir le temps de le prononcer dans ma tête mais comme l'étoile filante ralentit, je le répète trois fois. Trois fois et elle est toujours là. Comme si elle n'attendait que moi. Et puis elle file. L'étoile. Et je me sens apaisée. Apaisée comme jamais. C'est toujours le même rêve. Il commence et se termine à chaque fois de la même façon, comme une nuit sans fin d'un ciel étoilé juste pour moi. J'aimais faire ce rêve parce que je me figurais qu'il avait un sens, un sens lié à l'écriture. Puisque ce souhait que je ne prononçais pas était évidemment d'écrire ce foutu roman et comme l'étoile prenait tout son temps, j'imaginais que c'était une façon de me dire d'en faire autant. J’interprétais mes rêves et le jour je m'en inventais, je faisais des paris. Des paris avec moi-même. Coincée au feu rouge, je comptais jusqu'à trois. A trois, si le feu passe au vert, ça veut dire que je vais y arriver. Ou encore : si le prochain patient est un homme à la barbe blanche et qu'il tient à la main un livre d'Hemingway, ça signifie que je vais l'écrire, ce foutu roman. Je plaçais la barre à la hauteur des exigences que je m'imposais. Mais à huit, le feu passait au vert et l'homme à la barbe blanche portait un survêtement élimé et tenait son journal ouvert à la page des résultats sportifs.
J'étais découragée, abattue et malgré tout, je ne parvenais pas à penser à autre chose. Je sentais les mots couler dans mon sang, l'alphabet tout entier dans chacune de mes artères. La fémorale en lettres majuscules, des cursives parcourant les petites veines bleues sous la peau fine des poignets, là où l'on taille, et je me disais que ça serait le seul moyen de laisser les mots s'échapper. Et puis je pensais à autre chose. A quoi bon se lamenter, il était l'heure d'aller chercher les enfants à l'école, l'heure de panser mes plaies, l'heure d'enfiler mon masque de normalité. Redevenir maman devant la grille verte, tenir à la main des petits gâteaux secs et des compotes de pommes dans des gourdes en plastique, chanter des comptines sur le chemin du retour. Réajuster de temps en temps le masque, recoller les côtés qui tendent à se sauver, réciter la table des neuf et puis hausser le ton, oublier la littérature jusqu'à quatre-vingt-un, assumer ses choix, assumer sa vie, ne plus penser à ce rêve, moucher leurs nez, torcher leurs culs, faire couler l'eau du bain et laisser, à tour de rôle, détremper les gamins. Vingt minutes, peut-être trente, rallumer l'ordinateur pendant ce temps, regarder le petit bâtonnet qui n'a rien à dire et puis tout éponger sous l'œil aguerri de ce satané métronome. Loin, très loin de la vie d'écrivain dans laquelle je m'étais projetée, vingt ans plus tôt. Loin de Sagan, à quatre pattes dans ma salle de bain, absorbant les conneries de mes enfants. Le moindre bruit, une tasse de café que l'on pose, une allumette que l'on craque, le moindre son me faisait haïr l'humanité toute entière en me sortant de ma torpeur. Alors les mômes me chantaient leur amour et c'était horrible. Tordant d'atrocités. Ils m'aimaient donc si fort pour supporter tout cela.
Chapitre 4
Le grand secretétait au programme du baccalauréat de français. Une seule phrase et le sens que je donnais à l'amour s'en était trouvé métamorphosé. Il est plus facile de mourir que d’aimer. C’est pourquoi je me donne le mal de vivre, mon amour. Je suis tombée amoureuse d'Edouard quand je l'ai entendu réciter ce poème d'Aragon. J'avais dix-sept ans. Il était assis à ma gauche, près du radiateur et à quelques tables seulement on percevait toute la nonchalance des garçons confrontés aux premiers émois sur fond de littérature imposée. Il regardait dehors toute la journée, il n'écoutait pas, il n'écoutait rien. Il posait ses coudes sur la table et appuyait sa tête contre ses phalanges, ses manches retroussées laissaient présager de puissants avant-bras. Tous les garçons de la classe paraissaient riquiquià côté d'Edouard. Il me semblait qu'un coup de poing sur le haut de leur crâne aurait pu les faire succomber les uns après les autres. Cœur léger de l'adolescence, Edouard s'était laissé faire sans sourciller. Nous avions des rêves, nous voulions être tous les deux professeurs de lettres, partir l'été aux Canaries et passer l'hiver lovés devant notre imposante cheminée. Peau de bête. Craquements de bois. Braises ardentes. Je me figurais qu'il m'écrirait des poèmes en vers, que nous serions lui le puissant géant et moi la minuscule princesse et que peut-être même il me donnerait un surnom de muse, je me voyais en Pénélope attendant le retour de son Ulysse. Je ne voulais pas me contenter de vivre, je voulais devenir un personnage. Mais il y avait tant à lire, tant à découvrir et j'aurais pu devenir tellement de femmes et être adorée de tant d'hommes et que peut-être aussi parce qu'il ressemblait à une ébauche du Désespéréde Gustave Courbet, sans les poils, je l'ai aimé.
Nous avions créé un club secret, avec Anatole, son voisin de table. Le Cercle des Lecteurs Disparus, comme un hommage à notre film préféré. Nous aimions les hommages. Anatole adulait Whitman. Caché dans le vestiaire des garçons, il s'en délectait. Toute l'école le traitait de pédé alors j'avais décidé, en le voyant sortir des vestiaires trempé d'urine, de n'en parler à personne. Sous aucun prétexte. La littérature serait mon refuge et personne ne devait savoir. Nous avions une carte de membre, avec notre photo et un pseudonyme que nous avions choisi avec application. Edouard était Eddy le Brave ; Anatole, Andy Baugart et moi Etty Heller. Nous nous retrouvions le mardi et le jeudi soirs, dans un petit bois, loin de la circulation, loin des sanitaires des garçons et nous nous lisions les passages préférés de nos auteurs bien-aimés. Parfois aussi nous osions des vers de notre composition. Ça avait quelque chose de sacré, nos retrouvailles du mardi et du jeudi et tous les trois nous n'aurions manqué ces rendez-vous pour rien au monde. Ils me fascinaient et je crois qu'ils m'aimaient bien tous les deux. Ils avaient déjà une culture « base de données », comme je disais à l'époque, des références littéraires, des citations et des auteurs de prédilection. J'avais, quant à moi, surtout envie d'écrire plus que de lire. Je gribouillais des textes au milieu de mes cahiers, des textes que je signais de mon pseudonyme. Ça avait l'air, comme ça, de ne pas venir de moi et ça me rassurait un peu sans comprendre pourquoi. J'aurais pu devenir tellement de femmes et choisir tant d'hommes mais, pour garder mon grand secret, je suis restée toutes ces années avec Edouard. Il me rappelait, sans le savoir, que déjà la littérature coulait dans mes veines. L'approximative littérature, mais c'était un début. Le bac en poche, nous sommes partis à la conquête d'un diplôme plus grand encore. Anatole, qui ne voulait surtout pas devenir prof comme nous, avait été admis dans une faculté à cinq cents kilomètres de notre village quant à Edouard et moi, nous avions opté pour une filière plus classique avec un objectif commun et en tête, nos petits canards jaunes. Avant les au revoir, sous un gros chêne, dans notre bois, nous avons enterré nos cartes de membres. Il pleuvait ce jour-là. Il pleuvait dans nos cœurs comme sur les feuilles vertes de fin d'été. Ça sentait la terre mouillée, souvenir olfactif. Là, nous avons enseveli Eddy, Andy et Etty et nous n'avons jamais plus reparlé d'eux.
Faute d'argent, j'avais dix-huit ans quand j'ai commencé à enchaîner des petits boulots d'appoints, enquêtrice dans la rue, vendeuse libre-service, manutentionnaire, caissière et j'en passe. J'avais dix-huit ans et l'estomac trop vide pour penser à écrire. Il fallait manger. C'était là une nécessité que je ne pouvais oublier. Dans la chambre d'étudiante que j'occupais, un placard de neuf mètres carrés en réalité, je possédais un petit frigo de camping qui faisait un boucan d'enfer la nuit. Il était bourré plein la gueule de carottes et de mayonnaise et en léchant le bord du joint hermétique, j'avais même droit à un rab de champignons. Je grignotais plus que je ne mangeais. Tous les jours, vers dix-huit heures trente, je m'installais à mon bureau, pelais une carotte et faisais chauffer un bol d'eau. La carotte pelée, je versais quelques gouttes de Viandox dans le bol et m'alimentais. J'avais dix-huit ans, j'étais loin de Duras et j'avais faim. J'ai cependant débusqué un énorme mensonge durant cette période, à savoir, les carottes, c'est des conneries, ça ne rend ni aimable, ni rose du fessier. Tout au plus, ça me faisait hoqueter pendant des heures. Et puis après ça, j'avais de nouveau faim. La petite chambre me coûtait ma bourse, à l'époque sept cents francs par mois. Mes parents me versaient les allocations familiales, cinq cents francs. Cinq cents balles pour manger, payer train, bus, fournitures scolaires, clopes et bières. Un aller-retour me coûtait cent cinquante francs. Un aller-retour dans le mois, c'était une semaine sans bouffer. Il y avait un truc cependant qui ne coûtait pas cher et qui remplissait le ventre, c'était les sachets de gâteaux soufflés au fromage. Pour cinquante centimes, je me saturais l'estomac. Avec dix balles, j'avais à manger pour la semaine et la sensation de manger équilibré. J'allais à la supérette avec un gros sac à dos que je bourrais de ces petits gâteaux en prenant garde, dans le bus, à ne pas me retrouver coincée entre une vitre et un riche étudiant. Arrivée dans ma chambre, je déballais tout et rangeais avec précaution ce qui allait être mon festin pour la semaine. Des gâteaux au fromage, des carottes et du Viandox. Maman mesurait mon poignet à chacune de mes apparitions. Le plaisir devenait morbide au fur et à mesure que l'année se déroulait. Avec ses doigts elle en faisait le tour, resserrant un peu plus chaque mois. A la fin du troisième semestre, du bout de son index, elle parvenait presque à toucher la phalange de son pouce. Dans le village, on disait de moi que je me droguais, la réalité, c'est que je n'avais pas les moyens de me payer du paracétamol. Dans les villages, on dit toujours quelque chose sur ceux qui les quittent.
A cette époque, j'avais encore des rêves. Je m'asseyais sur le rebord de la fenêtre de ma chambre au troisième étage et je regardais les étoiles. Je me disais qu'un jour l'une d'entre elle porterait mon nom, le nom du grand écrivain que j'allais devenir. Modestement, je n'avais pas choisi la plus grosse, mais pas la plus minuscule non plus. L'étoile Esther était au-dessus de tout. L'étoile Esther puisqu'Etty n'existait plus et qu'on n'enterre pas les rêves comme on enterre les corps. Je pouvais passer des heures à la regarder, comme je pourrai passer des heures à regarder des années plus tard le petit curseur sur l'écran de mon ordinateur. Suppliant une intervention divine, j'ouvrais les bras, penchais ma tête en arrière, gonflais mon torse laissant ma poitrine se bomber de toute sa prétention. J'allais devenir, j'en étais certaine, un grand écrivain. Il suffisait, pour s'en rendre compte, de lire les poèmes que je gribouillais tout en haut de l'amphithéâtre. J'inspirais et de ma main droite faisais un signe de croix puis j'embrassais la partie charnue de mon index en fermant les yeux. Je disais amenet je n'étais même pas baptisée. Je disais amenet juste après pardon. Le temps me paraissait long, j'avais dix-huit ans et pour la première fois, j'étais seule et loin de tout. Le plafond était chargé de petites tâches sombres, presque marron, et le ciel d'étoiles, dont une portait mon nom.
La prof de lettres modernes avait annoncé la couleur lors du premier cours. La filière littéraire est celle qui comptabilise le plus haut taux de suicides chez les étudiants. Comme si elle cherchait à en faire entrer quelques uns dans le Guinness des records, elle avait insisté en précisant que ça avait lieu le plus souvent dans les chambres et que parfois même on ne retrouvait pas les corps tout de suite. Parfois c'était l'odeur nauséabonde qui faisait qu'un type dégondait la porte avec son épaule et on trouvait le cadavre à moitié décomposé, à moitié dégoulinant, au milieu du placard de neuf mètres carrés, un pétard à la main, la gueule explosée, des petits morceaux d'oreille et de matière grise collés au plafond plus tout à fait blanc après ça. On ne repeignait pas. Il fallait s’imprégner rapidement de la réalité, s'allonger sur le lit et imaginer la scène. Je m'étais mis en tête que c'était un garçon et qu'il était chinois. Il s'habillait en blanc et s'appelait Haïko. Je l'appelais Haïko et je ne savais même pas si c'était un prénom. Mais ça me plaisait bien. J'avais l'impression que ça faisait de lui un étudiant sympa et puis je me sentais moins seule, avec mon copain mort d'une balle dans la gueule dans mon placard de neuf mètres carrés. J'avais collé sur la porte une étiquette. Esther et Haïko. Avec un mec chez moi, on n'allait pas me chercher des noises. J'aurais aussi pu écrire directement bonne à enfermermais je me laissais encore le bénéfice du doute. Dans le pavillon universitaire où je vivais, nous étions tous fils de. Fils de prolétaire. J'avais la chance d'être boursière ce qui faisait de moi la fille la plus riche peut-être pas du bâtiment tout entier mais du troisième étage, ça, c'était sûr ! J'achetais mes livres d'occasion et parfois pour payer mon loyer il m'arrivait de vendre une paire de basket. Je n'avais besoin de rien d'autre que de l'essentiel et je crois me souvenir qu'à cette époque, j'étais plutôt heureuse. Il y avait à deux portes de la mienne un type surprenant qui avait meublé sa chambre d'équipements électro ménagers divers et variés. Il repassait une chemise propre tous les matins, invitait les copains à regarder les chaînes qu'il décryptait grâce à un décodeur et nous préparait même des légumes cuits-vapeur. En face de sa porte, un baba cool jouait de la guitare du soir au matin, dormait un peu puis recommençait. Il habitait à Hyères, Hyères les Palmiers, et je n'ai jamais compris ce qu'il faisait là, expatrié dans le froid bourguignon et ni même s'il était inscrit au moindre cours que ce soit, bien que la logique eût voulu que oui puisqu'on lui avait attribué une chambre. Au bout du couloir, il y avait une fille aux longs cheveux, elle les teintait au henné et brûlait de l'encens en jouant du jambé le temps que la couleur pose. Elle travaillait tout le temps et même quand ça n'était pas le cas, on sentait qu'elle y pensait. Acharnée, voilà ce qu'elle était ; je l'admirais parce qu'elle était aussi brillante que ses cheveux longs. Elle s'appelait Aurélie.
Nous étions huit à cet étage et l'attente pour que le téléphone du couloir se libère était interminable. Il fallait malgré tout que j'appelle maman, mon frigo était vide et je devais manger. Je lui avais demandé quelques francs pour bouffer. Je n'avais plus de pompes à vendre, mais je rêvais d'un morceau de viande. J'avais besoin de sang, du goût du sang dans ma bouche, du sang dégoulinant sur mon menton, dans mon cou, du sang partout. Je rêvais de poulet rôti, de bavette à l'échalote, de tartare de bœuf, de câpres, d'oignons rouges, de jaune d'œuf. Maman m'a dit :
-D'accord, je vais t'envoyer un petit quelque chose. Je posterai demain une lettre avec un billet dedans, surveille bien le gardien pour qu'il te remette la lettre le plus vite possible.
Et c'est ce que j'ai fait. Le lendemain. Puis le surlendemain. Et trois jours après, la lettre est arrivée. J'ai couru jusqu'à ma chambre, fermé la porte à double tour puis me suis assise sur mon lit. Je n'ai pas lu le courrier tout de suite, j'ai d'abord cherché le billet, je l'ai glissé dans la poche arrière de mon jeans et chopé le premier bus. Là, avec mes cent francs, j'ai fait les courses comme si j'étais milliardaire. J'ai acheté six sachets de ces fabuleux gâteaux au fromage, de la viande, plus précisément deux paquets de ces saucisses orange, ainsi que du poisson sous forme de bâtonnets. Puis je me suis offert deux litres de lait, et un litre de jus de fruits multi vitaminé et du café soluble. En rentrant, j'ai tendu, en souriant, un billet de vingt francs à la buraliste et je suis repartie avec un paquet de cigarettes. Juste avant d'arriver sur le campus, je me suis payé le dernier roman d'Hervé Guibert, en poche et neuf, que j'ai dévoré le soir même. Je me suis endormie heureuse, repue comme un bébé de tout ce bonheur que maman venait de m'offrir.
C'est le lendemain seulement que j'ai lu le courrier maman. Elle disait qu'elle ne pouvait pas m'en donner plus, que c'était dur pour eux aussi, qu'ils venaient d'acheter une nouvelle auto et qu'il fallait maintenant payer les traites du crédit. Elle disait qu'elle espérait qu'avec ça, j'aurais assez pour manger. Ce matin-là, devant mon bol de café soluble, j'ai lu la lettre trois fois de suite, je l'ai apprise par cœur et puis je l'ai brûlée. Le frigo faisait moins de bruit, mon estomac aussi. J'ai allumé une cigarette avec le feu de la lettre, et puis je l'ai regardée se consumer dans le lavabo. Il était onze heures. C'était un dimanche. Je les ai imaginés tous réunis autour de la grande table fermière dans la grande salle à manger de la maison familiale. Maman avait dû préparer du gigot avec du jus de viande et des flageolets et en fermant les yeux, j'arrivais presque à sentir l'odeur de la cuisson en cours. Papa a sorti les verres à vin, de gros ballons en cristal, et versé un délicieux breuvage rouge sang. Je les imaginais ivres autour du gigot, j'imaginais Céleste, ma sœur, et je me disais qu'elle pensait à moi, toute seule dans mon placard, en train de parler à Haïko. Comme il restait quinze francs, je suis descendue et j'ai marché vingt minutes. Au bout de la rue, j'ai pris à gauche. Il y avait un traiteur chinois. Je suis entrée en souriant comme si j'allais lui acheter l'intégralité de sa boutique. Je me suis offert deux rouleaux de printemps, un pour Haïko et le second pour moi. J'ai mangé le mien en marchant jusqu'au campus puis je suis rentrée dans mon placard et j'ai dormi toute la journée. J'avais presque dix-neuf ans. C'était le plus beau week-end de ma vie, j’avais lu Guibert le ventre plein.
Chapitre 5
Parfois Edouard venait me voir et il me demandait comment on pouvait vivre dans un trou à rats pareil. Je repensais à Aragon, à ce poème, à nos débuts. Au bois, à la pluie qui tombait ce jour-là. Lui avait un appartement, un vrai, et n'était pas obligé de déambuler en serviette dans un couloir, il n'avait pas non plus à faire la queue pour appeler sa mère puisqu’elle lui envoyait d'office cinq cents francs chaque lundi. Du coup, il mangeait de la viande jusqu'à quatre fois par semaine et buvait du vrai café que sa mère, encore une fois, allait acheter chez son torréfacteur. Quand je dormais chez lui, j'avais l'impression d'avoir vingt ans de plus, tout y était si confortable, rien ne manquait. On aurait dit qu'il avait toujours vécu dans cet appartement. La télécommande avait sa place, la table était recouverte d'une nappe et il y avait même sur le frigo, un petit ramoneur collé à un aimant, souvenir de ses dernières vacances. Tout paraissait tellement normal. Alors quand son petit confort de sale bourgeois commençait à m'incommoder, je rentrais dans mon placard, verrouillais la porte de ma chambre, sortais mon petit calepin et commençais à gribouiller des mots sans aucun sens, de sorte que même si quelqu'un découvrait le pot aux roses, je pouvais faire croire que la fièvre avait dicté ces quelques vers. Quand l'isolement n'était pas possible et qu'il exigeait de moi que je reste à ses côtés, je prenais ma tête entre mes mains et serrais mes tempes de toutes mes forces. Je lui disais que la migraine était insupportable et parfois même, je parvenais à pleurer. Rester muette me rendait agressive. Je sentais les mots bouillir dans mes veines, toute la violence de ce que je taisais s'entrechoquait dans mes artères. Avec Edouard j'ai appris à contenir mes mots et je ne peux pas affirmer que ça soit une bonne chose. Je me sentais bâillonnée mentalement, j'étais la menteuse hypocondriaque. Esther la migraineuse, Esther-toujours-un-pet-de-travers.
Nous nous sommes beaucoup aimés, surtout les premières années. J'avais vingt ans lorsque c'est arrivé, ça n'était pas vraiment voulu. Pas réellement désiré non plus. Plutôt un accident, pourtant c'est arrivé sans que je ne puisse rien y changer. Je devais repasser les modules ratés quand le test s'est avéré positif. Un bébé ! Mince alors ! Un tout petit bébé de rien du tout. Sur le coup, pas de quoi fouetter un chat, une division cellulaire ça ne se voit pas et on peut presque ne pas y penser. Sauf que moi, je ne songeais qu'à cela. Aux conséquences. A la peau de bête. Aux brasiers ardents. Quand le bourgeon a commencé à grossir, il a fallu tout repenser. Abandonner les études, se projeter dans la maternité, soutenir l'autre, celui qui de toute façon allait s'en sortir. Edouard se disait prêt, prêt à devenir père, sans sauter au plafond non plus. Dans sa famille ces choses-là n'existent pas et se disent à peine. IVG. Le mot était lâché. Ces yeux là, ces yeux noirs et brillants, je ne les oublierai jamais. C'était devenu son utérus et je m'en sentais dépossédée. Il en était hors de question. Même pas envisageable.
-Plutôt crever que de te laisser faire une saloperie pareille, avait-il dit.
Hurlé plutôt, lui qui n'avait jamais haussé le ton. Il disait que l'embryon lui appartenait à lui autant qu'à moi. Que je devais lui faire confiance. Pour me rassurer, il passait sa main sur ma joue et me disait que tout allait bien se passer. Alors nous l'avons gardé, ce petit bout de nous à l'intérieur de moi. En caressant l'esquisse de mon ventre, je faisais mes adieux à mes études, à mon cabanon d'étudiante, à l'insouciance et aux Canaries. Ça ne m'enchantait pas plus que ça mais l'idée de me dresser contre lui et d'aller me faire avorter sans personne à mes côtés me terrifiait plus encore que de devenir mère à vingt ans. Ça n'est sans doute pas la meilleure décision que nous avons prise mais au moins, c'en était une.
Je lui chantais Let it be, au bébé pas à Edouard,le casque sur mon ventre, la prise jack dans la chaîne hi-fi de l'appartement d'Edouard. Je ne savais rien de ce qui allait arriver. C'était l'inconnu. Tant qu'il était à l'intérieur rien n'avait vraiment changé. Je gonflais. Mangeais. Dormais. J'avais de gros seins, tendus et douloureux. Je faisais des rêves absurdes dans lesquels Anatole était le père de mon bébé. Je lui avouais dans le bois, près d'un gros chêne, dressés sur nos pseudonymes. Je vomissais un peu. Pleurais beaucoup. Edouard, en quelques mois, était devenu un homme. Une grille de rides était même apparue sur son front. Quand il parlait, il ne disait plus jemais nous. Il me racontait les cours que je ne suivais plus, la licence qu'il venait d'obtenir avec brio, le master "métier de l'éducation" qu'il envisageait et il semblait fier de lui. Vautrée dans son canapé, je l'écoutais en me pelotant la panse, cherchant à détecter les pieds, les mains, la tête et de mon autre main je tenais une tranche de brioche recouverte de beurre et de confiture de fraises. Les neuf mois requis étaient passés et j'ai bien cru que mon bide finirait par éclater. Comme le col ne s'ouvrait pas et que j'avais perdu les eaux depuis douze bonnes heures, ils ont été obligés de venir le chercher. Le déloger. L'extraire de mon ventre à coups de scalpel. Les mains liées dans une chambre froide, un ballon sous le cou pour ne pas bouger ni entailler un organe vital ou le fragile bébé. Césariser la mère, cicatrice invisible sous la touffe de poils. Et dans mes bras, douze heures après, cette petite chose que l'on appelle Amour.
Après mon interruption volontaire d'études (IVE, je me pressais d'en rire pour ne pas avoir à en pleurer, pour reprendre l'autre), j'avais trouvé un contrat à durée indéterminée comme on cherche de l'or, les genoux à terre. Nous avions acheté une automobile et le siège pour bébé recommandé par le ministère de la santé. J'avais fait tout bien comme il faut, stérilisé les biberons jusqu'aux six mois de l'enfant, couché bébé sur le dos, décalotté le prépuce, acheté de l'arnica, appris l'art du babillage, creusé ma ride du lion. Un autre enfant était arrivé, une petite fille, celle-là était voulue, il nous avait fallu dix ans pour nous décider alors on avait redécoupé mon ventre. J'avais appris à ne plus avoir de temps pour moi, à ne plus penser à moi, à me satisfaire de ça. Disons que, pour faire court, j'ai réalisé très vite que lorsqu'on a des rêves du genre écrire un bouquin, gravir une montagne, faire une traversée à la nage ou jongler avec des nains, l'idéal c'est de les réaliser avant. Avant la maternité. Parce qu'après, après, c'est là que tout devient compliqué. Dormir, manger, s'épiler, tout devient négociation ou abnégation et j'allais devoir patienter un paquet d'années avant de pouvoir exaucer le mien, de rêve. Je ne me rappelle plus si j'y ai beaucoup pensé pendant toutes ces années, il me semble que j'évitais de le faire. J'étais toujours à vingt-deux minutes de la normalité et je voulais m'en approcher, supprimer le cimetière et me retrouver à seize minutes de la normalité. A seize minutes de la normalité, j'aurais pu dormir six minutes de plus tous les matins. Six minutes, quand on a deux enfants, ce n’est quand même pas négligeable. C'était là le parfait dilemme de ma vie : m'en approcher ou fuir la normalité. Côtoyer le génie et frôler la folie. Ou. Devenir transparente et rester rationnelle. Pendant plusieurs années, je n'y pensais même plus. Il fallait qu'ils fassent leurs nuits. Il fallait qu'ils soient propres. Il fallait qu'ils soient polis. Il fallait toujours quelque chose. Alors je guettais les nez sales, les ongles noirs et le miel dans les oreilles. Je guettais qu'ils disent bien s'il te plaîtpuis merci, parce que quand on reprend un enfant, c'est à la mère que l'on s'adresse. C'est toujours la mère que l'on montre du doigt. Le père fait de son mieux. Le père fait toujours de son mieux. Je guettais leurs mollets dodus quand ils montaient les marches. C'est un truc qu'on m'a raconté, un gamin ne peut pas être propre s'il n'arrive pas à monter les escaliers tout seul. Alors, je guettais les petits pieds de travers posés sur les marches. Quand les mamans me disaient que le temps passe vite, à chaque bougie soufflée, je répondais que le temps passe et que c'est une bonne chose. Pour tout le monde. Que tant qu'ils soufflent une bougie, c'est qu'ils sont bien en vie. Ça avait l'air de choquer les mamans quelquefois quand je disais ça. Quand il m'arrivait de suggérer les mots mortet enfantdans une même phrase. Ça arrivait parfois à vingt-deux minutes de la normalité.
Le jour où ma vie a basculé, c'était en pleine nuit, à environ quatre heures du matin. Je tournais dans le lit depuis trente minutes, réveillée par une idée comme on fait un mauvais rêve et dans l'impossibilité de me rendormir. J'ai fini par me lever sans l'avoir tout à fait décidé pour me retrouver devant l'ordinateur familial, une grosse bécane bruyante, aveuglée par la lumière de l'écran dans le noir et la solitude la plus complète de la nuit. Je n'ai pas compris tout de suite ce qui se passait, je venais de presser le bouton ON, la machine ramait, le café coulait. C'était un mardi. Tout paraissait tellement naturel et j'étais troublée par les automatismes qui s'étaient mis en place. Une tasse chaude, une couverture et mes doigts parcourant le clavier. J'écrivais. J'écrivais et tout le monde dormait. Je découvrais le silence et son confort. Les sons autour de moi étaient décuplés, la cuillère dans la tasse allait sans doute réveiller les enfants. Je priais pour que cela n'arrive pas, pas tout de suite, encore une petite heure, je suppliais et priais comme quelques années plus tôt sur le rebord de la fenêtre de ma chambre d'étudiante. Amen.Je n'étais toujours pas baptisée. Je regardais par la fenêtre et c'était magique. Le jour se levait et le ciel changeait de couleur. Il passait du noir obscur à l'orange bleuté. Puis de l'orange au blanc et je découvrais sur les vitres du salon les traces de condensation déposée par petites couches comme si Dieu était un impressionniste. C'était comme si je faisais de ce matin le premier matin du monde. Mais le temps si précieux filait vite la nuit, une demi page et déjà une heure s'était écoulée.
Longtemps j'ai guetté l'heure, il fallait me recoucher avant que le réveil ne sonne. Puis allongée dans le lit, la poitrine écrasée contre le dos de mon mari, je pleurais. Ses cheveux me chatouillaient le front, ses cheveux noirs comme la nuit, juste un peu plus courts que les miens. Il ressemblait à présent complètement à ce tableau et je crois que j'aimais de moins en moins Courbet. Des phrases me venaient, de magnifiques fulgurances, mais je ne pouvais pas me lever, le réveil allait sonner. Dans moins de dix minutes, toute la maisonnée allait être retournée, les enfants brailleraient pour ne pas avaler leur lait, pour ne pas se brosser les dents, pour enfiler les baskets blanches plutôt que les souliers noirs. Toujours. Toujours. Edouard aussi aura son mot à dire. A ce soir. Bonne journée, les cours vont commencer. Je le jalousais en secret parce qu'il était devenu professeur comme ensemble nous l’avions rêvé. Et puis il fermera la porte et j'entendrai le bruit du contact, l’embrayage et la boîte de vitesses craquer puis en me penchant un peu, j’apercevrai la fumée du pot d'échappement et les feux arrières de l'automobile. Après ça, je devrai déposer les enfants à la garderie, rouler vingt-deux minutes pour m'asseoir à mon poste et attendre l'heure de repartir. Souvent je ne me souvenais pas de ce qui se passait durant toutes ces heures où j'étais assise derrière le comptoir. Et souvent aussi, j'oubliais les réveils criards et les goûters hargneux. La plupart du temps, j'avais l'impression de n'exister nulle part. Nulle part sauf la nuit. Quand personne ne savait encore. Ça a duré quelques semaines mon petit manège. Je devais étaler trois couches à présent pour verrouiller mes cernes. La nuit commençait à déposer ses traces sur mon visage pourtant je continuais de me lever la nuit programmant même mon petit réveil de plus en plus tôt. Si par chance je rentrais avant tout le monde, je m'allongeais sur le divan et dormais. J'essayais de ne pas penser à écrire et parfois j'y parvenais.
Chapitre 6
La tâche la plus ardue consistait dans un premier temps à s'emparer de leur carte vitale et, pour ce faire, je devais presque me lever de mon siège, ce qui m'incommodait passablement. Mais de là où je me trouvais, je parvenais encore à sentir leurs haleines fétides alors je tirais mon pull et le plaçais sur mon nez. Je pouvais passer la matinée comme ça et parfois même la journée entière, ça ne me dérangeait pas. Je les haïssais tellement, c'en était maladif. J'avais des envies de meurtres tous les jours, de huit à dix-sept heures. Ils défilaient en liste non exhaustive de tout ce qui se fait de pire dans la nature humaine. Les rebuts de la société, les malades, les mourants, les assistés, les cas sociaux. En eux, le glauque. En moi, la haine. Nous n'échangions pas, je les subissais. Ça n'était pas une vie ça, ça n'était pas ma vie, c'était une pure folie, tordante de douleurs. J'avais envie d'aller m'allonger sous un arbre et regarder les étoiles filer, c'est ainsi que j'imaginais les choses au moment où tout s’arrêtera. Je chercherai l'arbre. Ses racines et ses fruits. Il devra être assez gros pour que je puisse m'y cacher sans que personne ne me voie. Alors j'irai avec une bêche et je creuserai un trou. Un tout petit trou, même pas profond, juste de quoi y enterrer mon acte de naissance. Quand il sera au fond, et seulement quand il y sera, je reboucherai le tout puis avec le plat de la bêche, j'enfoncerai une pancarte, ici repose Esther, Esther toujours-un-pet-de-travers, qu'elle demeure en paix. C'est comme cela que les choses se termineront lorsque j'aurai fini d'en démordre avec ce foutu roman. Car il n'y aura plus aucune raison d'en vouloir à l'humanité toute entière puisque ma vie aura enfin trouvé un sens. Dieu aura écouté mes prières et pardonné mes péchés et puisque Dieu est amour, peut-être le manifestera t-il un petit peu plus. Oh, pas grand chose hein, on n'est pas gourmand de ce qu'on ne connaît pas. Un petit chouïa, juste de quoi survivre. Enfin, pour l'instant nous n'en n'étions pas là, pour l'instant j'étais à deux doigts de trouver mon idée de génie, c'était le docteur que je n'irai plus voir qui me l'avait prédit et pour être honnête, je crois qu'il ne s'était presque pas trompé.
Ma vie professionnelle avait de quoi m'inspirer, mais parler d'eux revenait à les faire exister ailleurs que dans ce laboratoire et je ne voulais pas d'eux chez moi, dans mon salon, sous mes draps, sur le siège côté passager, à la place du mort. Je ne voulais pas leur faire l'honneur de partager mon existence, si c'était pour écrire sur des rebuts, je n'avais qu'à traverser la rue, ça n'était pas ce qui manquait. Ils étaient partout, il suffisait d'être attentive.
Clac. Clac. En attendant, celui d'en face, le patient mécontent, attend en faisant claquer ses doigts comme s'il s'agissait d'un authentique moyen de communication. Clac. Clac. Ça le reprend. Clac, clac ! Je m’exécute, humiliée. Il veut que je lui poste ses résultats. Il ordonne que je lui poste ses résultats. Je lui signale que c'est un service payant et que ça lui coûtera un euro puisque la crise a bon dos. Le monsieur me pouffe au nez, de ces poufs qui surprennent et en disent long ; bien gras, sonores et postillonnants. Il me dit qu'il s'en fout, qu'il n'a pas d'argent sur lui, qu'il vient tous les trois mois et que c'est bien la première fois qu'on lui fait ce coup-là. Je ne réponds pas, me contentant de le regarder en attendant de comprendre ce que je suis sensée faire. Poster. Pas poster. C'est tout ce qu'il faut que je sache. Par poste ou pas, le reste ne m’intéresse pas. Il me répète encore une fois qu'il vient tous les trois mois, au cas où la première fois le message ne serait pas arrivé à destination. Très calmement, je lui réponds que je viens, quant à moi, tous les jours depuis onze ans. Que j'ai franchi cette porte pas moins de deux mille cinq cents fois dans un sens comme dans l'autre, j'ai compté l'autre jour je sais exactement de quoi je parle monsieur, et qu'en ce qui me concerne, je n’en ai rien à foutre, qu'il s'agit là de ses résultats, pas des miens et que ça commence à bien faire bordel de merde. Je dis tout cela très calmement, sauf peut-être vers la fin, il faut bien l'admettre. L'autre se retourne sans me dire quoi faire de ses résultats. Il se retourne et va s'asseoir. Dans un coin, loin de moi. Patient suivant s'il vous plaît.
La personne suivante a le nez collé à son smartphone. Je la regarde ou plutôt je cherche son regard. Elle porte une grosse monture en forme de papillon qui lui coupe le nez. Une très vilaine monture qui semble bien lourde à porter sur un si petit nez. Avec son index droit, je la vois effleurer l'écran tactile, je me demande si elle est sur un de ses réseaux sociaux, peut-être est-elle en train de tapoter en lettres majuscules un statut dont tout le monde se contre-fiche. Peut-être aussi a-t-elle activé la géolocalisation afin que tous ses contacts sachent qu'elle se trouve dans un laboratoire d'analyses médicales. Toujours est-il qu'en face, la secrétaire, moi en l’occurrence, attend. Mains croisées et ça dure assez longtemps. Je décide de faire mon travail sans échanger un mot. Je sers les dents à m'en faire péter les mandibules, ma kiné réparera tout cela plus tard. A certains moments, j'essaye de capter son regard, c'est une femme d'un certain âge ; je suis stupéfaite d'un tel manque d'éducation. Alors, juste pour l'agacer, comme elle a l'air de peser pas loin du quintal, je lui demande son poids. Sans desserrer les dents, elle murmure quatre-vingt-dix-huit. QUATRE-VINGT-DIX-HUIT ? Je répète, pour demander confirmation. Elle me regarde et enfin je parviens à capter son attention. Sans parler, je comprends qu'elle me dit oui. Sans parler, je comprends qu'elle ajoute un petit surnom, proche de connasse ou quelque chose comme ça. Elle se retourne et va s'asseoir et dans ce bref mouvement, je parviens à apercevoir l'écran tactile de son téléphone. La grosse dame joue à un jeu tout en couleurs où il est nécessaire, d'après ce qu'on m'a dit, d'aligner des formes ou des gâteaux dans l'espoir de passer au niveau supérieur. Patient suivant s'il vous plaît.
Le patient suivant s'appelle Andrea Ruggiero, je le sais sans avoir besoin de lui demander parce qu'il s'est occupé de mon chien cinq ans plus tôt. C'est lui en effet qui s'était chargé de l’euthanasier, j'avais opté pour une mort moins digne mais je me suis laissé convaincre par sa grosse seringue. Andrea Ruggiero est un homme et a presque un prénom de femme. Il est aussi vétérinaire et lorsqu'il pose son trousseau de clefs sur le comptoir, devant mon museau, je constate qu'il a un bolide de marque italienne. Je m'imagine assise à la place du mort, sa main sur ma cuisse gauche, caressant, allant et venant de ses habiles doigts de docteur pour animaux. Je me fais chatte, ronronnante et féline. Il me dit qu'il se souvient de moi et je me sens rougir. Je bafouille, cherchant à vérifier ses droits d'assuré social mais oubliant malheureusement de noter son numéro de téléphone portable. Je sens la transpiration sous mes seins et mon palpitant s'emballer, des petites gouttes de sueur glissent sur mon ventre, d'un bourrelet de peau à un autre, naviguant au gré de mon rythme cardiaque. Je m'écoute lui dire des énormités. Vous êtes toujours vétérinaire ? Comme si soudain il avait pu se sentir une vocation d'éleveur de moules de bouchots. Il me dit oui, oui bien sûr. Quelle conne ! Je ne lui demande rien, ni son poids ni sa taille, ni l'heure à laquelle il a effectué son prélèvement d'urine. Rien. Je me tais et désigne d'un coup de menton la salle d'attente. Il se tourne et va s'asseoir. Patient suivant s'il vous plaît.
Le patient suivant pue la sueur et la bêtise à plein nez ! Il me tend un flacon stérile rempli plein la gueule de sa merde odorante et la seule chose que je comprends c'est que je suis loin, très loin, de trouver ici le héros de mon roman. Il porte une chemise à manches courtes dont quatre boutons défaits laissent entrevoir un ventre plutôt énorme et velu, à la limite du répugnant. Je le regarde me tendre ce pot que je ne parviens pas à saisir à pleine main. J'ai la nausée. Je hais mon travail. Je hais les patients. Je hais ce comptoir qui me rapproche de leur normalité. Je hais ce que je suis. Une cheminée et du calme, c'est tout ce que je demandais. Une peau de bête, même sale, pour écrire ce foutu roman. L'autre dit :
-Madame, vous le prenez mon pot alors ?
Je le regarde, pétrifiée devant le petit pot de merde. Et Andrea me regarde. Et l'autre agite les bras et le petit pot avec. Alors on appelle Andrea parce que c'est à son tour de se faire prélever. Et il se lève, me regarde, regarde la fille à la blouse blanche, se dirige vers la salle de prélèvement puis ferme derrière lui. Il est neuf heures. Neuf heures, ça veut dire plus que huit. Je griffonne la scène sur un papier brouillon qui traîne, l'autre attend que j'enregistre son ordonnance.
-Un instant s'il vous plaît, je lui dis sans le regarder.
Le téléphone sonne, je réponds. L'autre a posé son pot de merde sur le comptoir et a reboutonné deux crans de sa chemise. Il patiente à présent, le coude sur le zinc, comme s'il attendait son petit noir. Alors Andrea sort, il ralentit devant moi, comme dans mon rêve avec l'étoile filante. Il ralentit et il me murmure :
- C'était un teckel, le chien ! Vous voyez, je me souviens de vous !
La honte, rien que la honte, partout. Dans ma tête. Dans mon sang. Dans ma chair. La honte et rien d'autre ! Il s'appelait Ernest, ce foutu teckel. Il se souvient d'Ernest, qu'il a tué comme il vient d'achever la survivance de ma dignité. J'ai envie d'une seringue de barbiturique mais tout ce que je récolte c'est le coup de pelle destiné à Ernest. Patient suivant s'il vous plaît.
C'est comme ça, tout le temps. Du matin au soir nous nous répétons inlassablement les mêmes mots. Il n'y a aucun répit possible. Parfois, par chance, un patient se prénomme Anatole et l'évocation de ce prénom me rappelle le passé. La possibilité du choix. Ça fait un peu mal et puis vite il faut poser les questions et y apporter les réponses, réconforter la veuve et l'orphelin, pallier les neutropénies. Ils sont malades et je ne suis pas saine. Parfois je ris mais c'est fortuit. Ma douleur est si grande qu'il me faut une kinésithérapeute pour la malaxer, la palper, la tripoter afin qu'elle pénètre complètement dans mes chairs. J'avais mal, plus seulement mentalement, c'est devenu physique à présent. Il y a du bruit dans ma tête, un sifflement incessant, une araignée dans les tympans. Une kinésithérapeute, une psychothérapeute. Annie, la première, soigne un désordre temporo-mandibulaire, des acouphènes plus clairement, et je dois m'occuper de retrouver la seconde, une psy comme un saint Graal. Nous ne sommes au final qu'une mécanique hormonale, m'avait dit Annie, qui était, j'en suis persuadée poète à temps perdu. Il faut réconcilier le corps et l'âme et foutre tout ça aux flammes, regarder les braises devenir cendres. Ma vie est une hérésie, un aveu de lâcheté à chaque seconde passée. Sur le chemin qui mène aux frictions, souvent je pleure et parfois même je hurle. Quel grand malheur c'est dans une vie de ne pas entr’apercevoir la joie quand elle est là tout près de soi et que c'est à peine si l'on a besoin de se baisser pour la cueillir. Mon bonheur est enfoui sous un roncier et je crains d'y enfoncer ma main. Prisonnière de deux champs magnétiques, tiraillée de toute part, absorbée de chaque côté, déchirée, finalement je ne parviens pas à exister, cantonnée à cette obsession comme si rien d'autre n'importait sur terre, rien d'autre qu'écrire ce foutu roman. Il faut avouer à Edouard et aux enfants, il faut avouer à présent, il est plus que temps.