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Le Complexe de Murphy

 

Le téléphone a sonné hier soir. Un numéro que je ne connais pas. Un numéro qui n’utilise pas de lettre. Un numéro qui ne vibre pas. Il a dit -Allo ! Sa voix était douce et rassurante. Il a dit -Allo Anna ? Il a répété trois fois et je me suis mise à transpirer puis à trembler. Je me suis souvenue du temps où je parlais. Avant l’accident, avant d’être coincée dans ce corps, condamnée à me taire pour l’éternité. Depuis je suis cette femme qui a fait voeu de silence à contre-coeur. Le silence d’ailleurs, puis un bip. Puis deux. Puis trois. Puis plus rien. Je suis restée à me demander qui était cet homme pendu au bout du fil. Subsistait la trace digitale d'un numéro, celui d’un inconnu qui voulait me parler mais qui ignorait que j’en étais incapable. Les souvenirs se sont mêlés aux sensations, j’aurais aimé entendre quelques mots d’amour, peut être même une déclaration. Connaître à nouveau ce sentiment léger d’être attendue et pourquoi pas aimée. J’aurais voulu, si j’avais pu, refaire le numéro et lui murmurer deux trois mots. Les larmes silencieuses se sont mises à couler jusqu’à trébucher sur les ailes de mon nez et comme d’habitude, c'est seules qu'elles ont séchées.


Je m’enferme dans ma chambre, à double tour. Je m'enferme dans l'armoire et je raconte ça à Murphy. Il me dit toujours la même chose. Il y a pire que ma situation, pire qu’avoir fait un ACV à vingt-huit ans, pire qu'être devenue aphasique, pire qu'être seule et exclue. Pire. Pire. Pire encore. J’imagine parfois que Murphy vient de Birmanie et qu’il a été abusé enfant par un oncle sidéen et ça me fait du bien. Ensemble, on invente les drames de ceux qui souffrent plus que moi. Je n’étais pas comme ça avant. J’avais la compassion facile, toujours un mot, une main tendue. Je prenais des cours de chant, je sortais le vendredi soir et le samedi aussi. Je faisais les puces, le marché et les soldes. Je traînais dans les cafés. J'étais même amoureuse assez souvent. Je vivais, en somme. Mes amis ont fait l’effort, au début. Ils se précipitaient pour savoir duquel je me souviendrais. La brune, le barbu, le mélomane, la meilleure amie. Et puis de moins en moins. Jusqu’à plus rien. Murée dans mon silence, je suis devenue triste et aigrie mais heureusement, il me reste Murphy.

Aux séances de rééducation où je vais tous les mardis, j'apprends petit à petit à marcher sans béquilles. Le kiné me fait suer, dans tous les sens du termes. Il est charmant, très charmant. L'exercice consiste à placer ses bras sur deux barres horizontales et à marcher (enfin, essayer) sans ces foutues cannes. Je m'entraîne par amour. Olivier, c'est comme ça qu'il s'appelle, Olivier me veut droite et fière, la tête haute et les bras aux cieux. J'apprendrais à danser la carioca s'il me le demandait ! Je cours mentalement à chaque séance, pour le sentir collé à moi et connaître à nouveau l'intimité d'un corps. Je demande à Murphy de m'attendre dans la salle d'attente. Il dit oui mais je sais qu'il me suit quand même. Je sens qu'il regarde la sueur mouiller mon tee-shirt et les grimaces que je fais à chaque pas posé. Je voudrais qu'Olivier me regarde avancer vers lui, qu'il voit la douleur lancinante du souvenir et de l'effort. Mais il ne me remarque rien, il tourne le dos, il fait les papiers de prise en charge pour un vieil invalide bavard. Je ne suis qu'une patiente, enragée, je trébuche. Affalée au sol, j'essaye d'appeler au secours mais rien ne sort de ce ventre. C’est le silence complet. Murphy préfère rire plutôt que de prévenir Olivier . Le vieux me regarde, tourne les pieds et s'en va clopin-clopant. Je gis, pauvre folle, au sol. Je pleure aussi, de honte et de fatigue. Je voudrais disparaitre. Oublier. Olivier et Murphy et moi aussi.

Dans la bus, sur le retour je l’engueule. Je crie fort, de ces cris étouffés, les seuls que je suis encore capable de sortir. Je pleure aussi. Je lui dis de s’asseoir à l’arrière, je ne veux pas de lui à côté de moi. Je lui demande de se taire jusqu’à ce qu’on arrive. Je ne veux pas l’entendre quand je glisse la clé dans la serrure, quand je pose mon sac à main à côté du portemanteau, ni quand j’interroge mon répondeur et que j’écoute le message que Gabriel a laissé. Un message qui dit qu’il est désolé, que ça fait longtemps, qu’il a essayé de m’appeler plusieurs fois, qu’il voudrait me revoir, qu’il me laisse un numéro, que je peux l’appeler. Je cherche Murphy partout, sous le lit, derrière le rideau de douche, dans la buanderie. Murphy a raison, ça peut toujours être pire.

Gabriel, celui avec qui j’étais fiancée quand je parlais, celui qui a préféré tout annuler par peur de s’engager. Je n’étais même pas muette à l’époque, il va rire quand il va l’apprendre ; j’espère qu’il s’est acheté de bonnes chaussures running. Murphy sort de sous la table basse et me sourit, je sens dans son regard qu’il a envie de se venger mais je lui dis que c’est mal, qu’il ne faut pas être comme ça, que ça ne sert à rien. Il me supplie, se met à genoux et me demande de le laisser faire. J’ai envie d’attendre encore un peu. Murphy me fait peur et ce n’est pas le moment de batifoler ; maman va appeler. C’est notre rituel du mardi soir, en rentrant de ma séance de rééducation pour savoir si j’ai progressé. Je branche la webcam et maman appelle. On se dit bonjour, on se sourit et je vois dans ses yeux tout l’amour d’une mère. Elle me dit que je lui manque et que ce serait mieux si je revenais dans la région. Elle me dit ça toutes les semaines et toutes les semaines je lui mens que ça va. Je lui raconte les verres que je vais boire avec mes amis normaux et les cuites qu’on se prend tous ensemble. Je cherche mes mots, j’improvise. Je lui parle de Murphy et d'Olivier et des progrès que je fais, les rencontres et les amours qui se dessinent. Je lui raconte tout et elle est heureuse de savoir que je vais bien. On se dit au revoir, à mardi, on s’embrasse et je raccroche.

J’ai un boulot correct dans une école spécialisée, je traduis les cours avec mes mains pour des enfants atteints de surdité. Au début, je me disais que ce serait plus simple si le professeur était formé pour le faire lui-même mais on m’a expliqué que c’était trop contraignant et que ça ne valait pas la peine, juste pour ça. Juste pour ça. J’entends encore l’association d’handicaps ; sourd, muet, débile. J’entends la peine que cause les préjugés, la peine qui me force à me retourner et à aller donner mon cours aux petits sourds. Ils m’attendent tout sourire et me font un signe à la façon d’un garde-à-vous que je leur rends. Je regarde le professeur qui raccroche son téléphone portable juste avant de dire -oui, oui, c’est mon cours avec les petits ouin-ouin, je te rappelle après ! Je le regarde, le dévisage, je veux qu’il comprenne que j’ai entendu, écouté même. Il veut s’expliquer et j’attends qu’il ouvre sa bouche pour lui tourner le dos. Assise sur ma petite chaise, je dis aux enfants que leur professeur va commencer le cours et je leur demande s’ils sont tous prêts. L’autre blêmit en imaginant que je leur raconte ce qui vient de se produire. Les petits font oui au professeur qui soupire de soulagement. Les genoux dans le menton, j'annonce que le cours commence.

Murphy m’attend à l'arrêt de bus, il recommence avec son histoire de vengeance, il me demande mon téléphone. Je lui dis non. Il me l’arrache des mains. Je le vois tapoter à vive allure un message qui ne me dit rien qui vaille. Il me rend l’appareil et je fouille dans l’historique. «Rendez-vous au Café de la Paix, ce soir à 18h30. Anna.» Mais comment a-t-il pu me faire ça ? Au Café de la Paix en plus, que va-t-il s’imaginer ? Il est seize heures. Je le hais. Je le supplie de m'accompagner, je le menace de ne pas m'y rendre. Il accepte de m'attendre, de l'autre côté de la rue, à la terrasse d'en face. J’ai juste le temps de rentrer et de réfléchir à la possibilité de me défiler. Que vais-je lui dire ? Rien justement. Il ne sait pas. Je vais arriver avec mes béquille, je vais débouler comme ça alors qu’il s’attend à revoir le bon vieux temps. Je vais arriver avec mes démons et guetter l’heure pour que Murphy ne poireaute pas trop longtemps. Je n’aurais rien à lui dire. C’est un fait. La question ne se pose même pas. Il va comprendre en voyant les béquilles, il va comprendre qu’il m’est arrivé quelque chose mais comment lui expliquer. Et s’il ne venait pas. Si je me déplaçais pour rien. Et s’il voulait m’annoncer qu’il va être papa et qu’il veut que je sois la marraine du petit qui porte le prénom que l’on avait choisi ensemble. Et s’il vient avec sa femme et que c’est la soeur de mon père, tu sais celle qui était marié au cousin Paul. -Anna, Anna, ressaisis-toi ! me chuchote Murphy.

Je prends le bus de 18h28 et je m'assieds au fond. La porte s'ouvre, Murphy me suit. Gabriel est déjà là, il se lève et vient vers moi. J’ai vingt minutes de retard mais mon rendez-vous sourit. Il est beau. Il me demande comment je vais. Il n’attend pas de réponse. Il a des mots plein les mains. Je regarde par la fenêtre Murphy me fait signe, il me dit que tout va bien. Je regarde à nouveau devant moi et Gabriel continue de parler à ma façon. Il touche son coeur, c’est maladroit mais ça m’émeut. Je regarde ses yeux, j'y cherche de la pitié mais je ne vois rien, rien d'autre que douceur et affection. Je regarde encore par la fenêtre, la chaise qu'occupait Murphy est vide. Gabriel parle, je l’entends et j’ai l’impression de connaître ce sentiment léger d’avoir été attendu toutes ces années.

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