alexandra bitouzet
Nuit polaire.
J'ai rêvé que nous nous embrassions, c'est idiot peut-être, mais entre vous et moi, ce n'est jamais arrivé. Vous ne m'avez jamais embrassée, baisée encore moins. Cette nuit, pourtant, nous nous sommes embrassés, sans la langue, juste nos lèvres et le désir d'y mettre un peu plus peut-être. Nos lèvres se sont effleurées et c'était doux comme ce que j'avais imaginé. Juste le bout, même pas touchées, effleurées. C'était doux comme votre regard sur moi. C'était doux comme la nuit qui s'étire et qu'on voudrait retenir, le plus longtemps possible. Soit pour fuir la réalité, soit pour maintenir les rêves, ce qui revient au même, de toute façon. Rester dans le coton, rejoindre l'illusion, défoncer le béton. C’était doux, c’est fou comme c’était doux. Pourtant au réveil, il n’y avait plus rien d’autres que le froid de la nuit qui se pose sur des épaules et des seins nus, ronds et mous, qu'un voilage glacé qui ne réchauffe plus rien, blanc et froid. Rien d’autres que des nuits agitées, que des amours fantasmées, que des corps décharnés. Sans rêve. Sans vie. Sans trêve. Sans autre mouvement que celui de votre corps, votre corps qui d'un coup se lève et s'évapore. Envolé ! Plus personne. Mais alors, permettez, avant que mon corps à moi revienne vous parler, mon coeur a quelque chose à vous dire. Ecoutez-le vous qui n’avez jamais su entendre ni l’un ni l’autre. J'aime beaucoup rêver et nous allons nous revoir, mais ni vous ni moi ne pouvons prétendre savoir ni quand, ni comment. Peut-être d'ailleurs n'en avez-vous pas envie. Pas autant que moi en tout cas. C'est pourquoi j'aime tant la nuit et mes rendez-vous clandestins. Les vôtres aussi et les miens surtout. Parce qu'elle ne vous laisse pas le choix, elle vous oblige à venir, elle vous oblige à poser vos lèvres sur les miennes, à poser votre main sur mon sein, rond et chaud, et l'autre dans mon dos qu'elle force à se cambrer. Et j'ai certains soirs l'occasion d'être une parfaite petite putain qui ne se soucie de rien et qui s'en fout de tout. Quasiment. Et la nuit autorise aux silences qu'ils oscillent en gémissements, loin des plaintes, et les soupirs haletants et les désirs au matin encore un peu présents. Il n'est que seize heures même pas, et mon torse se bombe déjà et mon ventre se tend aussi. Je vais suivre, je crois, l'inclinaison de la rotation de la terre, fuir les jours bipolaires, surveiller les solstices. Nous pourrions, après ça, je crois, être tant de choses, vous et moi, encore faudrait-il que vous en ayez envie, autant que moi.
Le mur de mes voisins.
Derrière le mur du jardin, le mur qui sépare ma maison de celle de mes voisins, derrière ce mur il y a une piscine. L'automne et l'hiver ça se passe plutôt bien. D’abord parce qu’ils ne viennent pas, c’est une maison secondaire grande six fois comme ma maison principale. Et puis aussi parce que je suis peu dehors et que je ne regarde pas encore le mur jalousement. Dès le printemps, ce n'est plus pareil, les rires derrière le mur deviennent stridents. Tous les week-end, les gens s'amusent, les voisins. Sautent, plongent, éclaboussent tout, se marrent, j’ai du mal. Je les entends. Jalousement, je les entends parce que leur piscine est chauffée. Grâce à leur pognon, leur sale pognon de fils de riches, ils profitent de tout ce que je n’ai pas moi. L’été n'en parlons pas, l'été c'est pire. L'été ils ne s'amusent plus, ils sont carrément heureux. Heureux ! Vous pouvez imaginer ça, des gens heureux, juste derrière le mur qui sépare leur maison de la mienne. Ils s'amusent. Ils sont heureux. Ils invitent des amis qui ont toujours moins d’argent qu’eux, pour que personne ne leur volent la vedette, à ces enfants de salauds, fils de riches. On est le 19 mars. Demain c’est le printemps. Bientôt j’enrage, je le sais déjà, je me prépare. Je tourne en rond, j’essaye de me distraire en attendant les rires derrière le mur du voisin. J’essaye de m’occuper, j’ai trouvé une distraction. Financièrement, c’est un peu gelé en ce moment. Alors je joins l’utile à l’agréable. Ces dernières semaines je tente de réduire ma consommation de papier toilette. Mon mari m'a fait remarquer que nous en consommions beaucoup, mais genre beaucoup trop. Alors de huit feuilles pour un pipi, je suis passée à six. Mais c'est du triple épaisseur aussi. Mon mari a acheté ça exprès pour qu'on voit ce que ça donne. Je prépare la ration des enfants tous les matins. Avant on prenait du double épaisseur. Ça transperçait de temps en temps pour la grosse commission, surtout avec les enfants. Ils faisaient des virgules sur le mur des cabinets, je me mettais en colère, l’été, avec les rires des voisins c’était pire. Je me demande quand même si je vais pas péter un trou dans leur foutu mur, même pas pour profiter de leur piscine, j’aime pas l’eau, mais pour aller nous rincer le cul en famille après nos grosses commissions. On dirait rien à personne, ce serait fendard, on serait heureux d’être pauvres et contents de vivre à côté de gens qu’ont du pognon. Juste pour ça. Faut bien se donner des raisons d’exister !
L'enfant que tu n'as pas.
Parfois la vie elle veut et puis parfois non, il n’y a rien à faire, elle s’obstine, elle refuse que quelque chose vienne là, s’implanter en toi, qu’il s’y déploie jusqu’à devenir trop gros pour y rester. Elle refuse que ce corps accueille autre chose qu’une somme d’organes, vitaux ou pas, qui n’appartient qu’à toi et rien qu’à toi. Que cette chose consente à y demeurer jusqu’au terme de ce qui était prévu, pendant que toi, tu lui permettras d’y parvenir et d’en ressortir entier et indemne. Elle renonce à combler les couloirs de ta maison des rires d’un enfant. Un enfant qui serait le tien et pas celui des voisins qui passent boire l’apéritif le vendredi soir vers dix-neuf heures, la semaine de labeurs achevée. Un enfant à qui tu pourrais faire le mercredi après–midi, après l’école, des crêpes sur lesquelles tu étalerais en riant à gorge déployée de la pâte à tartiner et à qui tu raconterais les mêmes blagues de Toto qu’on t’avait raconté à toi, quand tu étais petite. Ce simple plaisir là, elle t’en prive alors que tu ne lui as rien fait toi, à la vie. Tu ne l’as jamais contredite, tu as toujours fait ce qu’il fallait. Tu ne t’es jamais rebellée, ça ne t’a même jamais effleuré l’esprit. Tu es restée sage, docile, dans les rails et pas de vagues. Tu ne comprends pas pourquoi une telle injustice alors que tes cousines tombent enceintes comme elles éternuent. Elles en ont deux, trois, parfois quatre. Toi, juste un, même avec un défaut, même pas complètement terminé, disons, les trois quart d’un enfant feraient ton bonheur. Un bébé cul de jatte, pourquoi pas, tu prendrais ! Mais pour toi, il n’en est pas question, la vie réfute l’idée même que dans les rues de ton village, un petit toi se balade sur un vélo à franges multicolores aux poignées et qu’avec ses mignons mollets dodus, il pédale de toutes ses forces, la langue tirée et le casque vissé sur la tête. Note que s’il était cul de jatte, il pourrait faire tout cela sur une planche à roulettes que tu lui aurais confectionné sur mesure et par amour. A chaque problème, tu trouverais une solution parce que pour l’enfant que tu n’as pas, tu ferais n’importe quoi ! C’est cela être mère.
Funny Pèpète.
J’ai une meuf dans mon fb, à chaque fois qu’elle poste une photo d’elle, tu croirais une pub pour un parfum, une crème anticellulite, des bas, je ne sais pas, n’importe quoi, mais tu te demandes pourquoi. Pourquoi cette pose. Pourquoi cette jambe. Pourquoi cette bouche. Et ce regard, pourquoi ? Les gens autour ne semblent être sur la photo que pour servir de décor à son corps. Mais cette meuf, au teint si mat, aux dents si blanches, au regard si chaud, cette meuf a l’air aussi heureuse qu’un pain de glace dans un congélo. Son corps, putain, j’avoue, il est parfait. L’été, elle dévoile ses jambes, elles font au minimum un mètre quarante, ses jambes, c’est pas possible, d’un bout à l’autre, sans s’arrêter, elles font la taille de mon gamin. Sur les miennes, mon doigt fait des ricochets sur les trous de cellulite et on n’a alors qu’une envie, c’est de gratouiller toutes ses aspérités. Mais sur les siennes, que dalle. Alors j’imagine la main de son mari et le plaisir qu’il doit prendre à caresser des jambes pareilles. Des jambes si douces si longues et tellement mais tellement parfaites. Et sa peau, la peau de son visage par exemple, pas de cratères, ni de petits boutons dû aux excès de charcuterie, on croirait de la cire. On croirait qu’elle va fondre, se liquéfier, dégouliner sur le plancher, avec ses jambes et son putain de sourire de meuf tellement belle.Un jour, je l’ai croisée, cette fille tellement parfaite. Elle s’est approchée de moi, a touché mon bras comme si elle me faisait une faveur et elle a dit -C’est toi Alex Btz ? J’ai dit oui. J’ai fait mine de ne pas la reconnaître, je voulais la voir dégouliner dans le supermarché, au rayon des condiments, juste devant les cornichons. Elle a dit qu’elle était Funny Pépète. J’ai fait comme si je ne voyais pas qui était Funny Pépète. J’avais dû passer seize heures rien que la semaine dernière à mater ses photos, bien sûr que je savais qui était Funny Pépète ! J’ai fait un prout avec ma bouche, genre vraiment, non, désolée Funny Pépète mais je ne vois pas. Elle a dit, mais si, mais si ! J’ai dit, mais non, mais non ! C’était drôle, putain que c’était drôle. Elle a dit qu’on était amies sur fb, j’ai dit que des amis, j’en avais six cent cinquante et qu’il fallait être, Funny Pépète, un tout petit peu plus précise. Alors elle a sorti son smartphone et elle s’est connectée à fb. Elle m’a montré des photos d’elle, plein, trop, elle a dit, tu vois, c’est moi. Mais on était au rayon cornichons et elle portait un pantalon. Alors j’ai dit -non, c’est pas toi ça, c’est pas tes jambes ça ! J’ai dit en montrant ses jambes, justement. Elle a fait des gros yeux, des yeux qu’elle n’aurait sûrement pas aimé que je poste sur fb tellement qu’ils étaient vilains ses yeux. Ce qu’elle a fait après, c’est qu’elle a baissé son pantalon. Oui oui, elle a défait le gros bouton du haut, descendu la braguette et jeté son futal sur le carrelage, au rayon cornichons. Puis elle a demandé si ce n’était pas ses jambes ça, si ce n’était pas ses putains de jambes hein ? Elle a dit -tu ne les reconnais pas mes jambes, là ? Je crois que Funny Pépète a vraiment pété un plomb au rayon des cornichons. Les gens tout autour nous regardaient et y en a même qui prenaient des photos. J’avais, pour ma part, eu ma dose d’indiscrétion alors je lui ai demandé si elle voulait bien remonter son pantalon. Je lui ai dit que oui, c’est bon, je voyais bien qui elle était et je l’ai même aidée à refermer sa braguette. Elle ne m’a pas embrassé pour me dire au revoir, non. Elle ne m’a pas fait cette faveur. Elle n’a pas touché mon bras. Elle s’est juste retournée et est partie en courant en laissant son chariot rempli de courses au rayon condiments. C’est comme ça que Funny Pépète et moi, on s’est retrouvé sur la même photo, Funny Pépète, Alex Btz et les pots de cornichons. On a fait le buzz, je me disais qu’elle devait être vachement contente Funny Pépète de voir ses jambes parcourir le globe comme ça. C’est après, je crois qu’elle a changé de pseudo, m’a virée de ses contacts. A divorcé, démissionné puis déménagé à l’autre bout du monde. Funny Pépète, c’est vrai que c’était une belle gonzesse, c’est dommage qu’elle était, à ce point, con comme un balai sans manche.
Fin juin.
Je comprends les gens qui braquent des banques, font pousser de l’herbe, sucent des bites dans des J9, vendent du shit. Ceux qui patientent dans les files d’attente en essayant de soupirer le moins possible, pour qu’on les remarque le moins possible et qui, une fois leur tour venu s’avachissent sur le comptoir et chialent et perdent toute dignité, supplient puis implorent qu’on les aide et ressortent la gueule bouffie de honte et de doute et aussi parfois de beaucoup de regrets. Qu’en peuvent plus d’imaginer les yeux du banquier sur leur dos qui va vite fait passer à autre chose ou à quelqu’un d’autre, qui va vite fait les oublier. Je les comprends aussi ceux qui se jettent sous des trains ou du haut des buildings en se disant que voilà au moins une bonne chose de faite, je les comprends grave ceux-là aussi ainsi que ceux qui prêtent leur corps à la science et testent pour trois fois rien des médocs juste pour mettre quelque chose dans le frigo, juste pour que leurs gosses remarquent rien. Ou presque rien. Et tout ceux qui cherchent des solutions, qui bossent comme des chiens, qui se tuent à la tâche et ceux qui ne dorment plus sur leurs matelas tout vides, qui pensent qu’à ça même quand ils baisent ils pensent qu’à ça, tout le temps. Au fric. Et ceux qui haïssent les riches et voudraient les voir pendouiller au bout de la corde de leur foutu parachute doré, que ça parte en torche, qu’ils s’étranglent et que leurs lèvres bleues fassent comme un début d’arc-en-ciel. Ce serait vachement beau, un arc-en-ciel aux pieds des riches et des ministres. Des ministres et des préfets. Des préfets et même du président de la république. Aux pieds de tout ceux-là, là ! Qui appuient sur leurs ventres comme on écrase une valise avant de partir ou pour rentrer de vacances. Eux ne partent plus depuis déjà bien longtemps. Ils voudraient bien pourtant. Mais ils peuvent plus. Ils serrent juste la ceinture un peu plus fort chaque année et bientôt ils vont suffoquer. Ils savent même plus ce que ça fait de partir, même pas loin, même à cinquante bornes, non, ça non plus ils savent plus ce que ça fait de préparer les casse-croûtes et de tracer la route et d’entendre le vrombissement des autres autos calés au fond des sièges, comme quand ils avaient dix ans et que leurs parents dormaient un peu sur les aires de l’autoroute. Ils ne savent plus et leurs gamins ne savent pas non plus le bruit des moteurs des autres voitures et l’odeur du saucisson sur la banquette arrière et les paquets de chips qu’on éclate en se marrant. Tout ce qu’ils savent eux des vacances, c’est les cartes postales qu’ils reçoivent et celles qu’ils n’enverront jamais.