alexandra bitouzet
LITTLE DRAME
(J'ai écrit ce nanoroman en 2012. Ça devait s'appeler "Little dream" et en tapant, le titre s'est corrigé de lui même, se nommant ainsi, "little drame" et j'ai laissé tel quel. Il devait être publié et comme cela ne s'est jamais fait, j'ai décidé de le poster quand même, de le donner, ici. Chez moi.)
Semaine 42
Je m'étais réveillée très tôt et avais trouvé le lit chaud, mais vide. Enfin, presque vide, j'y étais encore. Je me prélassais et m'étirais à m'en faire souffrir les muscles et les articulations. Je me levais et enfilais un débardeur et une culotte blanche qui traînaient aux pieds du lit, à côté d'une capote dont la semence avait fini de couler sur la moquette. Sur l'oreiller, pas de mot, dans la cuisine, pas de café, dans ma vie, pas de bol ! Seule dans la kitchenette, je me réchauffais les mains et le cœur sur ma tasse ébréchée. Les HLM avaient jugé qu'il ne faisait pas assez froid pour nous offrir le chauffage, je devrai donc patienter pour goûter au luxe d'un radiateur tiède. Je regardais par la fenêtre, le vent soufflait et donnait de petites gifles aux peupliers. Je me servais une seconde tasse de café et allumais ma première cigarette en me dirigeant vers l'ordinateur. Il ramait, j'allais prendre une douche. Quand j'en sortis, Windows demandait le mot de passe. J'avais abandonné l'idée de mettre des codes compliqués, une fois, je l'avais oublié, j'avais balancé l'ordinateur de colère. L'informatique me rendait nerveuse et ça m'avait couté un beau billet pour récupérer mon disque dur. J’avais rebaptisé mon mot de passe "Emma" comme mon prénom. Je grattais ma tête et essayais d'en rabattre les épis, j'avais grandement besoin d'aller chez le coiffeur mais la paie d'octobre n'étant pas encore tombée, mes cheveux pouvaient bien attendre, comme mon frigo et mon estomac. Nous étions jeudi et je me préparais à recevoir mon coup de téléphone hebdomadaire de maman, rituel obligé quand elle s’imagine que papa a disparu.
Julien, mon amoureux provisoire, avait dû se sauver au petit matin. Voilà quelques semaines que nous partagions la même couette. J'essayais de ne pas tomber amoureuse et luttais chaque jour. Les filles sont comme ça, elles s'enflamment facilement. J'avais pour habitude de quitter mes amants au bout de trois mois, quand je sentais que ça commençait à sentir le roussi et que je vacillais dans l'amour transi et les compromis promis. Il y avait, selon moi, deux sortes d'hommes : les enfoirés affectifs et les cherche-mamans. Le premier est un handicapé de l'amour, un salaud en puissance, un égoïste pathétique qui regarde sa montre en te disant "je t'aime" et porte une plaque autour du cou où il y a écrit "Tania" quand tu t'appelles "Emma". Le second, et peut être pire, t'appelle douze fois par jour, ne vit plus sans toi et t'interdit de survivre sans lui, a perdu le chemin de la machine à laver depuis toi et te rabâche son amour à toutes les sauces. Je ne situais pas encore Julien mais restais persuadée qu'il appartenait, forcément, à une des deux catégories. Je regardais l'heure, il fallait que je me bouge, j'allais finir par me foutre en retard encore avec ces conneries d'amour.
Sur le trajet, musique à fond ; "Zero des Smashing Pumpkins" et toutes ces gueules de dix pieds de long, fatiguées d'aller bosser, de se faire engueuler, y en a qui se rasent dans leur rétroviseur, d'autres qui déjeunent au volant ou qui braillent au téléphone. Je passe devant le cimetière et je pense à Mamie, toute seule dans la terre, je me dis qu'elle doit avoir froid et qu'il faudrait que j'aille la voir. Bientôt quatre ans qu'elle est partie, qu'elle est morte, c'est dur à dire la mort, et voilà autant de temps que je ne parviens pas à entrer dans ce foutu cimetière, passer devant ces foutues fleurs. Pourtant je pense souvent à elle, dans sa vieille robe choisie au hasard parce qu’on n’avait pas le temps et qu'elle n'avait pas grand-chose à se mettre, à cause de sa petite retraite de rien du tout qui suffisait à peine à nourrir ses chiens. Je n'ai pas eu le temps de lui dire tout ça, elle m'a un peu parlé d'elle, mais pas trop. J'aurais voulu en savoir plus, je pensais avoir le temps, mais elle est partie comme ça, un jour, à soixante-douze ans, c'est jeune soixante-douze ans pour partir. Après elle, d'autres plus jeunes sont partis, seize, dix-huit, vingt et un ans et je me dis qu'elle a eu de la chance Mamie de vivre tout ça, finalement. Dans la voiture, mon esprit s'évade en passant devant le cimetière, je pense à Mamie et à la mort, et comme tous les matins, j'arrive au travail les yeux humides de trop de chagrin. Il faudrait vraiment que je pense à changer de trajet.
Je pourrais y aller les yeux fermés tant je connais chaque virage et j'y vais à reculons pour les mêmes raisons. Je pose tout mon bordel en vrac dans mon casier, j'enfile ma blouse. Le bureau est un laboratoire et j'y suis secrétaire. Je croise des regards, des gens inquiets, qui ont pris des risques et qui veulent se rassurer, d'autres qui n'ont pas pris de risques, qui n'ont rien demandé et qui vont crever. C'est dur parfois, surtout les mômes. Il n'y a rien à faire, à part prier d'être épargné, mais je ne suis pas croyante, alors j'essaye juste de moins fumer, de bouffer moins gras, moins sucré et de pas trop me mettre la mine. Je pèse les antécédents familiaux, risque d'accident cardiovasculaire plus que de cancer. La mort fait ses pronostics. Nos artères sont des statistiques et nos ovaires, des pourcentages. J'ai renoncé à la maternité en voyant ces femmes aux panses déformées, aux visages tuméfiés. En devenant mères, elles abandonnent leurs rêves et frémissent pour un rhume, une diarrhée, un cache-col mal fermé.
Il y a cette fille de mon âge, cette fille qui pourrait être moi, ou l'inverse. Elle est née avec une malformation cardiaque, elle sait qu'elle ne vieillira pas mais ça n'a pas l'air de l’angoisser. Parfois, je pense à elle, je me demande ce que ça fait de savoir que l'on va mourir avant même de commencer à vivre. Je me demande si l'on trouve malgré tout un sens à l'éphémère vie que l'on vous octroie. Travaille-t-elle ? A-t-elle un amoureux ? Est-elle en colère après ses parents ? Après Dieu ? J'ai du mal avec les malades, ceux qui vont mourir, pas les diabétiques. Je peine à soutenir leur regard de peur qu'ils y voient de la pitié là où il n'y a que compassion. Sa mère est venue faire un bilan aujourd'hui, je demande des nouvelles de Carole ; j'en demande toujours. Mais Carole est partie. Carole est décédée, elle n'avait pas trente ans. Elle n'aura connu que les transfusions et les hôpitaux, les virées d'urgences en hélicoptères et les brancards en simili cuir. Sa mère pleure, je m'excuse, je lui prends la main et nous pleurons ensemble. Je n’en veux pas à Dieu, j’en veux à mes collègues. Il faut toujours un coupable. Je décide de me taire pour le reste de la journée.
Mamie, soixante et onze ans, Carole, vingt-neuf ans et tant d'autres. Les morts nous renvoient à nos vies, ils nous font des appels de phares en nous priant d'en profiter. Les appels de phares me font l'effet d'un stroboscope et me donnent des haut-le-cœur. L'envie de vivre est intimement liée à la peur de mourir. Les malades le savent, les mourants le regrettent et les vivants l'oublient. J’ai perçu les battements de mon cœur tant de fois sur les planches normandes, lorsqu’une brise légère ondoyait mes cheveux et que l’iode pénétrait mes poumons. La vie était en moi et les choses insignifiantes faisaient bouillir mon sang. Mais comme toute vivante, je l'oublie trop fréquemment et je laisse les soucis du quotidien ronger mon existence. Être heureux demande une maîtrise presque surnaturelle de soi, j'avais pensé raser ma tête et devenir moine Shaolin mais l'hiver approche et je redoute le froid. Je me ferai moine cet été, à moins de craindre un coup de soleil. Bordel, c'est compliqué d'être zen !
Foutu amoureux transi, revoilà Julien et ses mièvreries. Son soudain émoi me fait douter du mien. Fuir l'amour avant qu'il ne vous empoigne et vous emprisonne, pas envie de me faire mal, même si, pour l'instant, il me fait du bien. Je lui avais pourtant dit qu'avec moi, il n'y aurait ni fleurs, ni couronnes. Et paf ! Voilà qu’il me fait livrer un énorme bouquet. Le bougre ! Devant cette pauvre femme, à mon boulot, on n'a pas idée d'une telle attention. Je repense à ma tignasse, si j'étais moine, il n'aurait jamais fait ça ! Je n’aime pas les fleurs, il le sait. Un petit mot glissé dans le bouquet, sur le billet, un petit cœur. Ridicule à souhait. Mes collègues en bavent de jalousie, elles qui n'ont jamais reçu aucun bouquet si ce n'est pour oublier une dispute trop houleuse ou un pénis un peu curieux. Ça me laisse de marbre, le même marbre qui recouvre Carole.
Julien. Je ne sais presque rien de lui. Je connais sa taille, la couleur de ses cheveux, le parfum de sa peau, le goût de son torse. Je ne sais pas son enfance, je ne connais pas ses douleurs, ni ce qui le tient en vie. Il ne me parle pas, il gémit à peine et je prends peur devant sa virilité, sans savoir pourquoi. Il m’intrigue plus qu’il ne me plaît. Je ne cherche pas à gagner son cœur, je cherche à l’apprivoiser. L’amour ne m'intéresse pas. L’amour me fait peur. Je ne sais pas pourquoi mais c’est comme ça depuis toujours et Julien ne déroge pas à la règle. Julien est une portée dont je n’ai pas la clé. Est-ce un Sol ? Est-ce un Fa ? Julien est une mélodie que je tente de retenir, un air obsédant et fluctuant. Il est grand et impressionnant et je sais me faire petite et discrète. Je suis comme un aimant, attiré contre ma volonté, je peine à lui résister et ce soir, encore une fois, nous dînons ensemble.
Dans ce restaurant italien de la rue Hoche, il prend ma main, ma main si moite que je retire à l’instant où le serveur se présente. Je commande une salade verte, tomates, mozzarella et olives noires, Julien prend des pâtes à l'ail. Nous arrosons le dîner d'un Serpico, un vin de Campanie, complexe et chaud comme sa région. Nous trinquons yeux dans les yeux, comme pour nous promettre un avenir à deux, je baisse mon regard. Je ne promets rien même sous la contrainte d'un vin à soixante-dix euros, fût-il délicieux.
-Tu connais l’Italie Julien ?
-Non, j’y suis jamais allé.
-Moi, je connais bien, mon père est italien !
-Oui, je sais.
Julien avait répondu mécaniquement, la mine hargneuse. Visiblement ce type de conversation ne lui plaisait pas. J’enchaînais quand même, surprise de sa réponse.
-Tu sais ? Comment ça tu le sais ?
-Tu as déjà dû m’en parler !
-Ah ! Je m’en souviens pas !
-Mon père aussi est italien, un putain de rital même !
-Un putain de rital ? T’aimes pas beaucoup ton père ? Moi, le mien, je l’adore. Il a toujours été là pour moi !
-Tant mieux pour toi ! Vraiment ! Je suis content que tu aies eu une enfance heureuse et que ton père soit formidable !
Julien avait changé de ton au fur et à mesure que la conversation avançait. Il s’était emporté tout seul, je ne comprenais rien et le regardais stupéfaite.
-T’énerves pas ! Je savais pas qu’il fallait pas parler de ton paternel !
-C’est bon Emma, excuse-moi ! Mais vraiment on change de sujet, d’accord ?
-Ok ! On trinque ?
-On trinque à quoi ?
-A Bacchus !
La rue Hoche est belle quand on la traverse seul mais paraît si longue lorsqu'on s'y promène à deux. J'ai l'impression de traîner un boulet qui s'éternise devant chaque bouche d'égout et en admire chaque réverbère. J'ai froid et j'ai hâte de rentrer, je regarde Julien qui ne dit rien. Il marche et me serre le gant, il s'accroche à mon bras comme si j'allais me sauver. Je ne me sens pas bien. Il scrute la rue pendant que nous marchons jusqu'à chez moi, comme d'habitude. Il ne m'a jamais emmenée chez lui, il a, parait-il, un chat. Je l'ai supposé en voyant tous ces poils sur ces vêtements. Julien m'embrasse sous le porche et je me souviens soudainement ce que nous venons de manger. Un dernier verre, une dernière chanson, on échange quelques mots et quelques baisers sur le canapé. Julien, toujours fougueux, entreprend des galipettes insensées. Je suis un peu ivre et j'ai l'impression d'être la femme d'un marin pêcheur sur un sofa suédois, prête à chavirer. J’entends les vendeurs à la criée et l’odeur de la marée. Julien, solitaire, s'excite et respire lourdement. Je me sens mal. Le vin me monte à la tête et me donne la nausée, son ventre écrase le mien et les olives dansent dans mon estomac. Soudain Julien parle.
-Tu la sens ?
-Qui ça, ton haleine ?
Semaine 43
Je suis maladroite, je ne suis pas docile. Je prends son amour en pleine gueule à chaque fois qu'il veut me le prouver. Je suis compliquée. J'ai du mal à me supporter moi-même, comment y parviendrait-il ? Après ma petite indélicatesse et malgré l'ivresse, c'était un peu la débandade. Il n'osait plus m'embrasser. Je lui avais dit qu'il fallait épicer la vie de couple, je ne pensais pas qu'il prendrait ma remarque pour argent comptant. Nous avons terminé la nuit chacun de notre côté, lui à bâbord, moi à tribord. Ça tanguait cette nuit-là et au réveil, Julien était parti sans laisser de petit bout de latex aux pieds du lit. Je n'avais pas le vent en poupe sur ce coup-là, j'allais devoir me rattraper pour qu'il ne file pas comme les autres. Les hommes sont tellement susceptibles quand on s'attaque à leur quenelle !
Au réveil, je réalise que j'ai des difficultés avec l'amour. Voilà des années que je m'exerce, sans trop m'appliquer. J'essaye les hommes comme on essaye des vestes. J'en prends des cintrés, des étriqués, des excentriques ou des classiques, des colorés, des trop larges. En somme, je prends des vestes. Affligeant constat d’être incapable d'aimer, de ne pas supporter plus de trois nuits d'affilée le corps d'un autre dans son lit et deux brosses à dents dans une salle de bain. Mes copines ont des mecs, des mômes ou un crédit immobilier, parfois les trois. J'aime dormir en diagonale et regarder l'horizon seule, voilà mon unique crime et il me pèle l'esprit.
J'ai fini par appeler Julien, il n'était pas vexé et en a même ri en rentrant chez lui. Il s'est lavé les dents quatre fois avant d'aller bosser et m'a confirmé que c'était une très mauvaise idée de manger de l'ail quand on s'essaye à l'amour. J'ai pris peur en entendant cette phrase, mon cœur a fait un petit bon dans ma cage thoracique, le temps s’est figé, mes mains sont devenues moites et mon utérus s'est contracté. Pendant que Julien continuait de parler, ces cinq lettres raisonnaient dans ma tête, tournait dans mon ventre et réchauffait mes veines. Ce simple mot que je n'avais jamais prononcé avait bouleversé mon être. Julien essayait de m'aimer quand je me demandais quelle veste enfiler cet hiver. Je ne l'entendais plus au bout du fil. Soudain, j'eus une révélation, il me fallait d'urgence vivre une histoire d'amour afin de renoncer à la vacuité de mon être et de mon gobelet. Carole aurait adoré relever ce défi, ou au moins en avoir l'occasion. Elle sera à jamais cette demoiselle en fleur, au profil Facebook bloqué à cent soixante-dix-sept amis.
J'ai retroussé mes manches, inspiré très fort et demandé à Julien de venir passer le week-end prochain à la maison, j'ai proposé une sortie parisienne, le Jardin du Luxembourg, un truc à la con, un truc qui ne me ressemble pas. Mais je me suis dit que je serais plus à l’aise entourée d'amoureux. Je nous ai imaginés marchant main dans la main dans les allées enneigées, admirant la Statue de la liberté et scrutant le Triomphe de Silène. Je me voyais déjà respirer le parfum des orchidées dans les serres du jardin avant d'aller boire une bière à la Buvette des Marionnettes. J'avais déjà choisi ce qu'on allait manger en rentrant. Lovée dans ses bras, je m'endormirai au creux de son aisselle et l'odeur de sueur ne me dérangera pas.
- Je ne peux pas, je viens de te dire que ma tante est morte et qu'on l'enterre demain matin.
Silence. Merde. Trouver un truc à dire. Même un truc à la con. D'urgence. Silence toujours.
Après mon bide total, mon lamentable échec de roucoulements hormonaux, il fallait remonter en selle. Présenter mes condoléances eut été un bon début. Je bredouillais un semblant de témoignage affectif qu'il sembla apprécier.
-Si tu as besoin de parler, je suis là Julien...
-Merci Emma.
-Tu... Tu l’aimais bien ?
-Ben, comme une vieille tante !
Je pensais proposer de l'accompagner. Je m'imaginais endeuillée, présenter mes condoléances incognito, feinter la peine et la tristesse, la douleur et le chagrin en regardant discrètement ma montre, décomptant mentalement les heures qu'il me restait à endurer les funérailles d’une inconnue. Sa vieille tante Berthe, très gourmande et très obèse, était morte en mangeant une tarte aux pruneaux, étouffée par un noyau. Elle s'était levée en pleine nuit pour s'empiffrer et l'oncle Raymond l'avait retrouvée le lendemain matin, en robe de chambre, la tête dans le réfrigérateur, de la pâte brisée plein les narines. Tate Berthe avait, pour la première fois, réussi à me faire rire de la mort. Pour cela au moins, elle m'inspira du respect.
-Tu sais, je ne suis pas vraiment triste ! J’y vais pour ma mère.
-C’était une sœur de ta maman ?
-Comment ça ?
-Je te demande juste si c’est du côté de ta maman ou de ton papa !
-Quelle question ! Tu le fais exprès ? Je t’ai déjà dit que je ne voulais plus entendre parler de mon père !
-Oh ! T’énerve pas ! Excuse-moi !
-Oui, oui... Je t’interdis de parler de lui, t’as compris ? J’espère ne pas avoir à le redire !
-Ok !
-Bon, je te laisse, je dois préparer mon sac pour partir ! Je t’appelle demain, en rentrant. Et... pardonne-moi Emma, j’aime pas les enterrements !
-Oui en même temps, personne n’aime ça et c’est pas une raison pour m’envoyer sur les roses !
-Merci pour la compréhension, c’est sympa !
-Oui, comme tu dis !
-Bon, je te laisse, mon train part dans une heure !
-D’accord. Bon courage alors !
-Oui, merci ! A plus tard Emma.
-A plus tard !
La conversation m’avait un peu secouée mais j’avais bien acquis que son père était un sujet de discussion qu’il fallait à tout prix éviter, sans savoir pourquoi. Pour le reste, je n'assisterai pas à la mise en bière de tata, mais je m'en ouvrirai quelques-unes. J'invitais donc les filles à la maison. C'est un code entre nous, connu de nous seules. Les garçons ne disent pas ça. Ils ne s'appellent pas "les garçons", ce sont des potes, des gars, des mecs et parfois, ils ne disent rien, parfois, c'est juste des noms de famille, mais ça, c'est le summum de la virilité, réservé aux plus de cinquante ans. Nous, nous sommes des filles, des chéries, des puces, des belles, on se vautre dans l'amour, on s’en éclabousse sans se saisir, on se jette dedans sans craindre le choc thermique. Nos mails sont emplis de petits cœurs "alt 3" et nos SMS de "jdr" (NDLR : j'adore). A force d'être déçues par les hommes, nous avons développé une sorte d'homosexualité latente, faite de compliments et de mots d'amour, de gros câlins et parfois de mains au cul. Nos amies sont les hommes de nos vies, en version nichons !
Soirée filles à la maison, on mangera des chips et des sushis. Chloé, la sulfureuse, robe noire et cuissardes, toujours sexy, galère un peu pour s'assoir par terre. Vers minuit, trop bourrée, elle oubliera de tirer sur sa robe et laissera présager de jolies choses. Albane, dite Popoche, jamais pompette, toujours beurrée, l'euphorie de l'alcool, elle ne connaît pas, en revanche elle connaît bien la cuvette des toilettes qui lui a pété le nez à trois reprises. Romane ne boit pas, ne fume pas, elle soigne, elle essuie la bave, tient nos cheveux quand on vomit, range les bouteilles et parfois appelle le Samu.
Comme prévu, Romane a tenu les cheveux de Popoche quand elle a vomi. Chloé a dansé toute la soirée, et la nuit aussi, avec moi. Comme prévu, on s'est tripotées, caressées, embrassées aussi un peu. Comme prévu on a parlé des hommes, de nos petits plans cul, souvent minables. Romane sortait d'une histoire avec "Thomas 4 centimètres", l'homme au minuscule pénis, si petit qu'elle le masturbait entre son pouce et son index. Elle a fini par le quitter en rentrant de vacances, un slip de bain moulant, c'est impardonnable quand on a le sexe de Tom Pouce. Elle ne s’est pas encore remise de la honte qu’elle a vécue en le voyant se trémousser dans son moule-burnes au bord de la piscine. Chloé sortait depuis plusieurs mois avec un concessionnaire automobile, en couple depuis sept ans, pour l'instant, son corps caverneux lui importait plus que son ventricule gauche. Quant à Albane, on imagine qu'elle sort avec un barman, qui d'autre la supporterait. Un jour, peut-être, elle nous racontera, mais pour cela, il faudrait qu'elle arrête de vomir !
Il pleut des trombes au réveil. C'est maussade et cafardeux. La gueule de bois s'accorde mal avec la pluie. J'ai l'impression d'avoir mangé des escargots de bourgogne trop aillés. Mes fringues puent le tabac et mon haleine sent le cimetière. Les filles dorment encore, vautrées, affalées sur le lit et le canapé. Je prépare le café, l'arabica embaume l'appartement, je sors acheter des croissants. Je descends l'escalier douloureusement, l'alcool tape encore dans ma tête, j'ai la nausée rien que d'y penser. Je m'allume une cigarette et je marche sous la pluie. Mon k-way fait du bruit à chaque balancement de bras, je me concentre pour ne pas trop bouger. Chaque son est un supplice pour mon crâne. Au loin, j'aperçois un couple d'amoureux aux corps secs, tout deux parés de bonnets orange, ils courent en symbiose, leurs chaussures running caressent le bitume. La fille a l'air d'en chier un peu plus, elle peine à garder le rythme. Le garçon crache un molard tous les cinq mètres et tous les cinq mètres, la fille tente de l’éviter.
Mon téléphone sonne, Julien m'envoie un texto "Je rentre ce soir, tu m'offres un verre ?" Merde, comme après chaque cuite, je m'étais promis de ne plus boire. Je répondrai plus tard, le hareng est meilleur quand il est mariné. J'entre dans la boulangerie et en ressors avec une douzaine de croissants, je vois au loin la fille au bonnet orange assise sur un banc et l'homme toujours dans sa foulée, très loin devant, il court, il vole et il crache. C'est donc cela, l’amour ? Commencer une route à deux, main dans la main, unis vers l’horizon et en semer un à la lisière d’un chemin parce qu'il ne suit plus la cadence. Ne pas tendre la main, ne pas attendre l'autre. Continuer, car l'essentiel est d'arriver au bout, même seul. Je force un peu ma vue, je suis une taupe, terrée comme une bête derrière une motte de terre. Je crois le voir, mon cher père. Je crois le voir en charmante compagnie. Je n’ose y croire. Je ne peux le croire. Il la regarde, cette grande brune, au demeurant très jolie. Il la regarde comme s’il l’aimait, elle le regarde comme s’ils se connaissaient. Je voudrais ne pas avoir vu ça, je voudrais l’oublier pour ne pas avoir à mentir à maman. Il pleut, je sens le chien mouillé, triste et pathétique constat.
Je rentre chez moi la mine déconfite. La gueule de bois, le tabac froid, les croissants décongelés, et l'amour, tout ça me donne la nausée. Je rêve de me glisser sous ma couette en pyjama Snoopy, de lâcher plein gaz et de mourir asphyxiée, comme une merde, sans dignité aucune ! A l'appart, les filles dorment encore, je me sers un café avant de les réveiller. Il n’y a pas un bruit, tout est calme même moi. Je regarde les filles, les unes après les autres. Elles sont belles et ne sourcillent pas. Je commence à m’ennuyer, j'ouvre les rideaux, les volets, mets la musique à fond, le brillantissime "Hurt, des Nine Inch Nails". Mes goûts musicaux ne sont pas les leurs et c’est tant mieux ! Une paupière s'ouvre, je monte le son. J'augmente les basses à quatre minute trente. Un oreiller vole, je le rattrape ! Bataille de polochon !
Les femmes modernes sont des êtres incompris, inachevés, inassouvis. Je suis de celles-là, je cherche l'amour et le fuis en même temps. Je pogotte en tailleur et sors dîner en Converse. La confusion des situations, la profusion des sentiments nous font perdre pied. L'égalité des sexes sera complète quand nos biceps atteindront la taille de nos cortex. En attendant de soulever de la fonte, j'envoie un texto à Julien, j'écris, j'efface, j'écris à nouveau. Je tapote des deux mains sur mon clavier Azerty. Je ne sais que lui dire, j'hésite entre accepter avec joie et refuser avec hargne. Résignée, j'envoie "Pourquoi pas". Je n'ai pas su trancher, je me suis laissé convaincre. Je lui en veux, j'en veux aux hommes de la terre entière, depuis toujours, sans même savoir pourquoi et pourtant, toujours je leur dis oui.
De tous les hommes que j'ai connus, de tous les corps que j'ai caressés, Julien est sans doute celui avec lequel je me sens le mieux. Nous nous ressemblons énormément, deux nez aquilins, quatre joues saillantes. Parfois la nuit, je parcours son visage du bout des doigts. Je m'imagine aveugle, tâtonnant ses joues, caressant l'arête de son nez, puis ses lèvres. Je me promène sur son visage. Je me demande de qui tient-il des traits si fins. Je fais glisser mes doigts sur sa pomme d'Adam puis je descends doucement vers son nombril poilu et son sexe mou, durcissant rapidement. Julien se réveille et je savoure le goût de sa peau sucrée, je me délecte de ses petits tétons secs et de son membre aux veines protubérantes. Dans l'obscurité, sous les draps, entre mes cuisses, Julien goûte ma chair, sans modération, avec délectation. Je me régale de sa langue que je devine entraînée.
Il y a toujours ce silence entre nous. Julien et moi ne parlons jamais, ou rarement. Ça m’intrigue plus que ça ne me dérange. Les femmes aiment le mystère, les hommes qui n'en disent pas trop. Mais les femmes sont compliquées et elles veulent aussi parler ! Et c'est à cet instant qu’ils réalisent que nos bouches devraient servir à tout sauf à parler ! Je pose la question, celle que toutes les femmes posent un jour. "Tu en as eu beaucoup avant moi ?" Cette interrogation apporte une réponse optimiste et flatteuse vers dix-huit ans, débouchant sur une riposte timide, honteuse parfois, exagérée souvent. Vous avez une chance sur trois d'être le meilleur coup de sa vie. Mais à trente ans, vous vous prenez la réalité en pleine poire et vous en faites une belle compote : la vie des trentenaires célibataires est une énorme orgie sexuelle et vous n'êtes même plus un numéro. Vous êtes, si tout va bien, un vague souvenir. Pour marquer les esprits, il faut mettre le paquet, être contorsionniste, acrobate et avaleuse de feu ! Ce qu'assurément, je n'étais pas.
-Et toi, tu en as eu beaucoup, j'imagine ?
J'hésitais entre la honte et la fierté en entendant cette phrase. Il avait donc senti que je n'étais pas une première main donnant par la même occasion une image peu flatteuse de moi.
-Quelques-uns, pas des masses ! Répondis-je en tentant de noyer le poisson et en me flagellant intérieurement pour avoir entamé cette discussion.
-Ah oui ?
-Ah oui !
-Emma, ne mens pas, j'm'en fous de ton passé et des hommes que tu as sucés, c'est une question, pas le jugement dernier.
-Dix-sept !
-Dix-sept ? Merde alors, t'as compté ? Tu tiens un journal intime où sont répertoriés tes amants, classés par la taille de leur bite ?
-...
-Ça va, j'te charrie Emma ! Fais pas la gueule, t'es si belle quand tu souris !
-T'es con et j'aurais pas dû te dire ça, tu vas croire que j'suis une fille facile !
-Exactement !
-...
-Allez, j'te fais une confidence moi aussi, comme ça on est quitte, ça te va ?
-Moui...
-Tu es ma plus belle histoire d'amour !
Merde, c'est pas vrai ! J'aurais voulu me pendre avec le fil de la lampe de chevet en entendant ces mots.
Semaine 44
Ce foutu lundi, cette foutue route, ce foutu cimetière et ma foutue grand-mère. Je me sentais tel un jour férié, j'étais une fête, j'étais la Toussaint. Tout en moi tourbillonnait et s'échouait dans mon ventre comme la mort et le néant. Je n'aspirais à rien, pas plus à enfanter qu'à vivre dans la joie. J'étais la Toussaint et la pluie du dimanche matin, les après-midi à s'empiffrer devant la télévision, un plat de raviolis à récurer, un tapis de bain qui sent l’urine de chat, une mycose d'ongle incarné, détestable et tenace. J'étais tout ça à la fois et pire encore, résistante à tout antifongique. Je m'arrêtai sur le bord de la route pour dégueuler tripes et boyaux.
Les hypocondriaques, les assistés, les mineurs et les cons, tout ceux-là mais aussi les autres, les mourants, les inquiets, les désaxés et les crasseux. Perdue dans le couloir, ne trouvant pas l'interrupteur, amnésique aux mots de passe et aux formules de politesse, je reste bouche bée devant les patients. Anne-Claude me secoue doucement, puis violemment. Je suis comme mon PC, je rame, j'ai oublié le code d'accès, le processeur a rendu l'âme, la mémoire est saturée, je suis un disque mou, un lecteur de quéquettes qui déraille. Les filles ni changeront rien, Julien ne me sauvera pas, même mes parents ont cessé d'y croire depuis longtemps. Je suis seule et je pleure devant ces inconnus, cartes vitales dégainées.
Frein à main sur ma vie, pneus qui crissent, goût à rien, plus envie d'avancer. Je veux mourir, m'entailler les veines avec l'ouvre-lettres, lécher l'encre du tampon et téter la prise du téléphone. Même mes idées morbides sont pathétiques, je suis une ratée, une vraie, pas une semi. Je ne comprends pas Julien, je ne comprends pas mes amies, je mérite qu'on m'achève d'un coup de pelle dans la gueule, je ne suis digne de rien, à part de crever comme un chien. Pitié, une bêche, un râteau, même une louche fera l'affaire ! Qu'on éclate ma cervelle de piaf, qu'on me déplume, qu'on m'arrache les ongles au sécateur. Je veux souffrir. Je le mérite. Enfoiré de Julien, ses mots d'amour ont eu l'effet d'un séisme, d'un raz-de-marée, d'un tsunami dans mon être. Je tremble, je bégaie, je m'écroule.
Trois claques dans la gueule, presque une pelle. Anne-Claude me secoue par les épaules et me traîne par les pieds dans la salle de prélèvements vaginaux, autour de moi dansent écouvillons et spéculums, ça sent le vieux slip dégueulasse et la lingette aseptisée, j'ai la nausée malgré le sucre mentholé au fond de la gorge. Anne-Claude essaye de me parler, je vois son visage en gros plan. Son gros nez devant mon œil gauche. C'est comme regarder la vie par un judas. Elle sent le café et le tabac, la bombe à chiotte senteur muguet et le sexe vite fait du matin. Anne-Claude prend mon téléphone pour prévenir quelqu'un. Le dernier numéro composé est celui de Julien, elle enfonce la touche verte. J'entends la tonalité. J'entends sa voix et l’inquiétude. J'entends qu'il arrive, qu’il fait vite. J'attends.
Il m'emmène aux urgences, sans doute parce qu'il ne sait pas quoi faire de moi. Série d'examens, prise de sang, nfs, vs, glycémie, créatinurie, urée, bilan hépatique, dosage des bhcg. Dans l'attente, je réclame, je supplie une cigarette, celle du condamné à mort. On me la refuse. Je menace de me traîner, perfusée, jusqu'à l'accueil et de faire un scandale si on ne me laisse pas fumer. Je pressens le pire, ce qui se trame au fond de mon utérus, quand le verdict tombe. "Madame, vous êtes enceinte." Je regarde Julien et le gifle violemment avant de m'écrouler, en larmes, le cathéter arraché et une nappe sanguinolente sur le carrelage blanc et froid de l'hôpital.
Sonnée, anéantie, dépitée. Voilà ce que j'étais en sortant des urgences. Une future grosse vache aux mamelles et aux vergetures certifiées "Bison Futé". Je ne voulais pas ça, pas plus que les hémorroïdes et la dépression post-partum. Je ne voulais pas d'enfant, je voulais continuer à me lever à midi le dimanche, dépenser mon argent et ne me soucier de personne, ne pas avoir à apprendre la politesse et garder le sens des non-responsabilités. Julien me regardait fumer. Cette cigarette avait le goût de l’interdit. Le poison pénétra mes poumons et ceux de mon fœtus. Je n'étais pas prête à devenir mère : la preuve ! Doucement, je laissais les larmes couler sur mes joues, le vent les balaya et emporta, avec, mon insouciance.
Devenir parents quand on est tout juste amants, voilà qui est troublant. Je ne m'étais jamais projetée avec Julien et encore moins si loin. Les questions tourbillonnaient dans ma tête, les doutes, les craintes et les incertitudes me faisaient des pieds de nez. Je n'avais pas prononcé un mot depuis que nous étions sortis de l'hôpital. Julien posa sa main sur mon ventre.
-Qu'allons-nous faire maintenant Emma ?
-Comment ça "nous" ? C'est encore mon utérus, jusqu'à preuve du contraire, il n'y a pas de "nous", je ne t'ai rien demandé."
-C'est un peu mon sperme et par le fait, mon bébé aussi.
-Attends Julien, on se calme là. Je suis un peu secouée par la nouvelle. J'ai pas envie de discuter de ça maintenant. Je vais rentrer chez moi, me faire couler un bain et on verra plus tard.
-Viens le prendre chez moi ton bain, d'ailleurs, t'as même pas de baignoire !
-Chez toi ?
-Chez moi ! Ce sera l'occasion de te présenter Grisouille. Tu es immunisée contre la toxoplasmose j'espère, la litière est dégueulasse !
-Je sais pas... Je toucherai à rien !
Son chat était énorme, limite obèse, vautré dans le fauteuil du salon, face à une imposante bibliothèque. Je fis visuellement un rapide tour du propriétaire, le mobilier était sommaire, comme si Julien ne souhaitait s'encombrer de rien. Sur un guéridon trônait une photographie noir et blanc d'un enfant et d'une femme. "C'est maman et moi, j'avais à peine douze ans". Sa mère était magnifique, une grande femme brune et élégante. Je me voyais dans le reflet de ses yeux, seule avec mon enfant sur les genoux, je voyais Julien loin de tout ça.
-Ta mère est magnifique ! C’est marrant, j’ai l’impression de l’avoir déjà croisée mais je ne sais pas où !
-Oui, c’est vrai qu’elle est belle... répondit-il, sans conviction.
-Tu l’as jamais vu ?
-Qui ?
-Ton père ?
-Emma...
-Julien ! Parle-moi, je veux savoir. S’il te plaît.
-Y’a rien à dire, mon père, enfin, mon géniteur a foutu ma mère enceinte. Quand elle lui a annoncé, il a dit qu’il voulait bien la garder elle mais qu’il ne voulait pas entendre parler du gamin. Ils se voient toujours, elle a choisi. J’ai pas eu de père mais elle a eu un amant. Maintenant que je suis un grand garçon, il voudrait voir à quoi je ressemble mais il peut bien aller se faire foutre ! Voilà, fin de l’histoire. T’es contente ? me confia-t-il et je percevais la colère qui ne l'avait pas quittée depuis toutes ces années.
-Ah oui...
-Hé oui Emma ! Alors tu vois, je ne sais pas ce qui va se passer entre nous mais peut être qu’on pourrait le garder ce môme, non ?
-Hein ?
-Ben oui, pourquoi pas ?
-Julien, je sais pas ! Sérieux ! Tu te vois toi, avec moi, toute une vie ? Non, c’est trop tôt là, on est bien mais on n’est pas bien au point de faire un môme quand même ! Enfin, tu vois ce que je veux dire ? Non ?
-Ben... penses-y au moins Emma. Ton bain va refroidir, file !
-Oui... Merci Julien.
Le bain coulait, l'eau moussait, les vitres s'embuaient. Je pénétrai dedans et des frissons me parcouraient le dos. Je m'immergeai doucement, je fermai les yeux et caressai mon ventre encore plat. Ce doit être un geste automatique à toutes femmes portant un enfant. Caresser la vie et avoir l’envie d’y croire. Je plongeai mon corps tout entier dans l’eau bouillante et retins mon souffle. En apnée, je pensai à lui, je savourai l’instant, le calme, le silence. Je célébrai la vie, j’étais un fœtus et mes gestes étaient lents. Les bruits du dehors étaient étouffés, mes coudes contre les parois de la baignoire résonnaient dans l’eau comme les battements de mon cœur à l’intérieur de mon corps. Je me sentais vivante. J'aurais bien patienté un peu mais, nue dans la salle de bain, j'appréhendais que Julien ne rentre. Je ne voulais pas qu'il me voit ni qu'il ait envie de moi, je ne pourrais pas lui dire non. Au bout de quinze minutes de trempette, ma peau était rouge et fripée et je commençais à suffoquer. J'enfilai un peignoir trop grand pour moi et me dirigeai vers la cuisine. Julien avait préparé un thé, il me tendit une tasse en soufflant sur la sienne. J'eus soudain envie d'y croire. A l'aube d'une vie bien rangée, je voulais en savoir plus sur Julien. Je voulais connaître sa couleur préférée, le prénom de sa sœur s’il en avait une, son groupe sanguin. J'avais tout à apprendre de lui. Pour l'instant, ce que je savais se résumait à cela : Julien, environ trente ans et des pailles, de père méconnu, un chat et du sperme de compétition ! J'envisageais tant de choses jusqu'à le présenter à ma famille.
-Tu viendrais boire un café chez mes parents un de ces soirs, avec moi ? Oui, bien sûr avec moi, j’suis conne !
-Comment ça ?
-Ben... pour te présenter à mes vieux, couillon !
-Non, non Emma...
-Comment ça, non ? Non, jamais ? Non, pas cette semaine ?
-Non, pas maintenant Emma. Je veux vivre cette histoire avec toi.
-Oui, d’accord mais j’aimerais bien te présenter à mes parents, pour officialiser un peu le truc !
-Officialiser ? Officialiser quoi ? Notre couple ? Notre fœtus ? Ecoute, j’ai pas envie de rencontrer tes parents tout de suite, ni ton frangin !
-Comment tu sais que j’ai un frère ?
-Ben, tu me l’as dit couillonne !
-Ah bon... C’est bizarre...
Je le regardais à présent d’un œil méfiant. Lui qui connaissait tant de choses de moi alors que je peinais à le découvrir. Il était comme un gros oignon et chaque pelure ôtée me faisait un peu plus pleurer. Je me sentais désabusée, il se révélait fourbe sans que je n’y comprenne rien. Face à ma proposition, Julien se braqua. Il ne souhaitait pas être dévoilé maintenant, il voulait attendre les trois mois de grossesse, être sûr que le fœtus tienne bon, tapi au fond de mon utérus. Il n'était pas encore prêt. Il me demanda de n'en parler à personne, il voulait que ça reste notre secret. Un pas en avant, deux pas en arrière, trois pas de côté. Allons-nous un jour parvenir à nous entendre sur la cohérence de nos sentiments ?
J'étais un peu vexée, presque fâchée mais pas tout à fait. Je décidais de rentrer chez moi avant que les hormones ne parlent à ma place. Je ne maîtrisais pas encore mon état et optais pour la prudence. Il me restait encore à récupérer ma voiture restée sur le parking du laboratoire. Julien m'y déposa dans le silence, je sentis son regard dans mon dos quand j'ouvris la portière. Il a dû ouvrir la bouche pour prononcer un mot au moment où je la refermai. Je mis le contact et la musique, j'attachai ma ceinture et desserrai le frein à main. J'envoyai un message groupé aux filles, "Réunion d'urgence ce soir chez moi. Besos !" Impossible de garder un tel secret pour moi, je devais leur en parler. J'avais l'oppressante impression d'être l'héroïne d'un film muet et je souhaitais ardemment remettre le son.
Romane arriva la première, elle savait que ce genre de texto cachait un message. Chloé la suivit de peu, élégante comme toujours. Albane se pointa avec une heure de retard et quatre bouteilles de vin. Quand je refusai le premier verre, toutes les trois me regardèrent dans une interrogation déroutante. Romane comprit de suite.
-T'es en cloque ? me demanda-t-elle.
-J'suis plus qu'en cloque, j'suis dans la merde !
-Fait chier, tu vas pas pouvoir goûter mon pinard ! plaisanta Popoche.
-Mais c'est génial ma puce ! s'exclama Chloé.
-C'est quoi cette histoire ? Et depuis quand t'as un mec, toi ? me questionna Romane.
Enfin j’allais pouvoir leur expliquer, m’attarder sur les détails sans craindre le jugement, en rire et en pleurer. Mais à l'instant même où je m'apprêtais à raconter cette rencontre, Julien me téléphona.
-Ça va ma puce, tu te sens mieux ?
-Oui, merci. Je suis avec les filles, on...
-Avec les filles ? Tu leur as dit ? me coupa-t-il, l'air franchement agacé.
-Pas vraiment, elles viennent d'arriver, j'ai pas encore eu le temps. Faut vraiment que je te les présente !
-Oui, on verra ça plus tard, tu leur racontes rien, on a dit qu'on attendait. T'as compris ? On leur annoncera ensemble le jour où tu me les présenteras !
-Oui, bon, je te rappelle plus tard, elles sont à côté.
-Bien, et on fait comme on a dit, je t'appelle demain.
-C'est ça, à demain."
Je raccrochai, perturbée. Les filles voulaient savoir ce qui s'était passé mais j'étais incapable de leur expliquer. Julien avait changé où alors je ne l'avais jamais réellement connu. Je n’osais plus parler. Je craignais de réfléchir. Je m’autorisais à respirer. Trois petites lettres retentirent dans ma tête : IVG.
Ça faisait "ding", ça faisait "dang" et "dong" aussi. Ça faisait mal rien que d'y penser. En me concentrant, j'arrivais à sentir ses petits pieds bouger et taper dans mon utérus, ses petites mains s'agripper et ses minuscules ongles gratter ma chair à vif. Je le sentais se débattre vainement et s'étrangler avec le cordon ombilical. Et plus que jamais, je me sentais minable. Albane me tendit un verre que je bus cul sec ; alors seulement j'osai m'aventurer dans un subtil récit.
-Un aimant à connards, voilà ce que je suis ! leur dis-je, abandonnant finalement l'idée d'être délicate.
-Tu sais que le risque d'avoir un enfant atteint du syndrome d'alcoolisme fœtal est augmenté dès lors qu'on boit...
-Ta gueule Romane, vraiment, ta gueule s'il te plaît. J'en veux pas de ce môme. Il peut naitre avec un seul œil au milieu du front et ressembler à un Picasso, j'en ai rien à foutre !
-Réfléchis bien quand même, me dit Chloé. Un bébé dans une vie, c'est pas que des emmerdes !
-Non, elle a raison, c’est pas que ça, c'est aussi des soucis et de la privation. Tu vas commencer par t'emmerder pendant neuf mois, zéro clope, zéro alcool et le sexe, n'y pense même pas ! dit Popoche en lapant le sucre qu'elle avait mis autour de son verre de vin.
-En même temps, si c'est pour dire ça, tu peux aussi te taire ! la sermonna Chloé.
-Hé bien quoi ? Elle a raison ! Y'a rien de pire qu'une mère qui ne veut pas l'être. Regardez-nous, on a toutes des rapports médiocres, voire inexistants avec nos mères ! Moi j'dis faut arrêter le massacre, faut plus se reproduire ! J'vais me faire retirer les ovaires ! Tu crois que ça pèse lourd un système de reproduction ? me demanda Romane, qui avait vraisemblablement décidé de se mettre une mine ce soir !
-C'est sûr que tu en sortiras plus légère qu'une ablation céphalique ! lui rétorqua Chloé, dans un éclat de rire.
Evidemment cette soirée ne m'avait apporté aucune solution mais bordel, on avait ri avec les filles ! L'amitié c'est aussi ça, la légèreté dans la gravité. Ma vie, à ce moment précis, c'était comme être sur l'autoroute et avoir envie d'uriner. C'était se rendre compte que rien n'est fait pour les filles, pas même les chiottes sur l'aire de repos. C’est sortir des toilettes les pieds plein de pisse en traînant sous le talon un morceau de papier cul pendant que, l'air de rien, monsieur remonte sa braguette et retourne à sa voiture, sans même se laver les mains ! Les petites lettres raisonnaient, plus fort que jamais, et me narguaient de toute leur masculinité. Je voyais trois pom-pom girls en mini-jupes, agitant leurs houpettes multicolores sous mon nez en hurlant "Donne-moi un I, donne-moi un V, donne-moi un G ! Yeah !"
Semaine 45
Jeudi, maman m’a encore appelée, elle téléphone toujours vers dix-neuf heures. Elle me demande comment ça va depuis ce week-end. Elle veut savoir si les restes de la blanquette étaient bons. Elle me dit que ça lui a fait plaisir de me voir, que papa était content aussi, que c’est bien de manger ensemble, avec mon frère que je déteste. Sébastien, ce grand con illettré. Mon abruti de frère dont personne ne connaît l’existence tant il est horripilant. Personne, sauf curieusement Julien. Puis, elle se met à se plaindre de papa qui n’est pas assez attentionné, qu’il ne lui dit pas quand c’est bon, qui ne l’embrasse plus comme avant, qu’ils ne font plus l’amour. C’est là, en principe, que je lui demande de ne pas me raconter. Souvent, elle dit que ça lui fait du bien de me parler, qu’elle n’a personne à qui se confier, que sa vie est triste. Là, en général, elle me fait pitié alors j’écoute. Et quand le film commence, j’écoute encore. A la pub, j’y suis toujours. J’ai beau essayé, je n’arrive pas à l’envoyer paître et tous les jeudis c’est pareil, elle me bouffe. Un peu moins depuis que j’ai vu papa avec sa brune, il faut bien l’admettre. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il fout tous les jeudis, pendant que je console sa femme en regardant ma série du coin de l’œil !
J’avais envie de chialer, de lui hurler que j’avais, moi aussi, des problèmes ! Qu’elle a trois décennies de mariage collées au cul et qu’il fallait bien se douter qu’à un moment ou à un autre, ça allait être long. Mais elle s’en fout. Elle avait appelé, non pas pour me parler de sa blanquette mais pour chialer sur ma liquette ! Il n’y a qu’une chose qui compte pour elle, ce que fait papa le jeudi soir ! J’avais quitté leur maison depuis six ans et depuis six ans, tous les jeudis, c’est le même cinéma. Avant, elle ressassait cette histoire en mangeant ses chipolatas l’été, puis son pot-au-feu l’hiver. Elle râlait et je me sacrifiais. Papa rentrait tard, j’étais couchée mais vers deux heures, j’étais réveillée en sursaut par des cris, des vases éclatés contre les murs, des menaces de suicide. Ça m’épuisait, alors je suis partie. Mais ça n’a pas suffi et elle a commencé à me téléphoner. Je n’ai jamais osé lui dire que depuis vingt ans, elle m’emmerde. Je lui dis bonne nuit, je lui dis d’aller se coucher, que papa va rentrer, qu’elle devrait être habituée. Elle dit oui, elle morve, je l’entends, elle me fait pitié. Elle raccroche et je reste seule avec la tonalité du téléphone.
Dans la salle d’attente du gynécologue, j’attends mon tour. Il y a trois femmes. La première, petite blonde, toute jeune, n’a pas de gros ventre. J’imagine qu’elle doit venir pour un renouvellement de pilule. Je me dis que si ça se trouve, elle est enceinte. Peut-être qu’elle a seize ans et qu’elle veut garder son bébé. Je la vois toucher son ventre et esquisser un petit sourire. Je tourne la tête et je vois une femme enceinte jusqu’aux yeux et peut-être même jusqu’au front, le haut du front ! Elle n’en peut plus, elle est gonflée d’œdème, défigurée, boursouflée. Elle me sourit, c’est une patiente du laboratoire. Je lui souris, je suis gênée. Je prie mentalement pour qu’elle ne me demande pas ce que je fais là, c’est encore un truc de fille ça ! A côté d’elle, une vieille. Ridée. Je me demande ce qu’elle attend. Ni pilule, ni grossesse, c’est certain ! Pourtant elle est là et s’inquiète encore de cette partie de son corps. Je n’en reviens pas. La porte du cabinet s’ouvre, la vieille se lève, une dame sort, elles se prennent dans les bras, j’entends des larmes et des sanglots étouffés sur une épaule. Elles partent ensemble, bras dessus, bras dessous.
La secrétaire dit «Suivante !», je me lève et je me dirige vers elle. Elle est assise dans un tout petit bureau qui ressemble à un cagibi. Je repense à Julien. Je me suis laissé berner par ses mains délicates et ses mots chuchotés, un thé m'avait donné l’envie d'y croire. Mais une vérité s'imposa à moi, Julien était étrange. Les larmes commencèrent à danser dans mes yeux pendant que la secrétaire remplit mon dossier.
-Nom ?
-Moino.
-Epelez !
-M.O.I.NO.
-Prénom ?
-Emma.
-Age ?
-3O ans, pile-poil !
-C'est pour quoooooiiiii ?
-J'suis enceinte et...
-Oui, oui hé bien vous verrez ça avec le docteur, je suis que la secrétaire ! me dit-elle en me dévisageant par-dessus ses grosses lunettes papillons et en me montrant la porte du doigt.
Le gynécologue était un petit bonhomme chauve, si petit qu’il avait disparu entre mes cuisses. Il toucha mon col qu'il déclara tonique et bien fermé ! C’était nouveau pour moi, aucun homme n'avait jamais tripoté mon utérus. Il enfourna dans mon vagin une espèce de godemichet coiffé d'une capote. Il chercha un moment puis s'arrêta net. "Alléluia, le voilà !" s'exulta-t-il, tandis que j'essayai de voir sur le petit écran noir et blanc ce qui me créait tant de maux. Je l'entendais marmonner des termes incompréhensibles, il prenait des mesures, se grattait la tête qu'il tournait dans tous les sens. "Vous êtes enceinte de dix semaines mademoiselle Moino, un beau bébé !" dit-il en souriant. "Dix semaines, mais c'est impossible !" Je tournais la tête vers l’écran de contrôle, le fœtus faisait bouger ses esquisses de bras et son minuscule cœur battait déjà en rythme régulier. L’émotion me submergea, des larmes coulèrent. Je déchirai un morceau de papier vert sur lequel était assis mon derrière et j’essuyai mes yeux. Les capotes avaient le goût de cerises amères sur un gâteau !
J'expliquai au petit bonhomme mon désir probable d'avorter. Il me regarda, regarda sa montre et me regarda à nouveau. Je senti que je devais partir sans y parvenir pour autant. Il me tendit un tract ainsi que deux ordonnances pour Julien et moi. Le prospectus annonçait qu’il me restait deux semaines pour prendre une décision. Je sortais de la consultation et chaque pas posé sur le bitume m’évoquait le bruit du petit cœur qui battait en moi. Un convoi funèbre passa et me rappela la mise à mort que je projetais. J'étais un corbillard errant dans la ville. J'aurais voulu un thé pour penser à autre chose, me redonner l’envie d'y croire, oublier cette sale histoire et reprendre ma vie là où je l'avais laissée, repasser devant le cimetière, aller dire bonjour à Mamie, revoir Carole, oublier mes soucis, me foutre une mine avec les filles et faire l'amour avec Julien. J'aurais voulu refaire tout ce que je faisais avant, tout ce que je pensais sans importance.
À force d'errance, je me retrouvai devant chez Julien, je montai et sonnai à sa porte. Jamais je n'avais osé faire cela mais l'heure était grave et nous avions une décision à prendre. Il ouvrit, l'air surpris. Mes yeux étaient boursouflés d'avoir tant pleuré, Julien me prit dans ses bras et me proposa un thé. Pendant qu'il le préparait, je lui parlai de ma consultation et de la prise de sang que nous devions pratiquer. J'étais de rhésus négatif, AB négatif, le groupe sanguin le plus rare ! La grossesse pouvait poser problème si Julien était de rhésus positif. Je tentai de lui expliquer quand il me lança " Non Emma, pas de prise de sang, pas d'examen, il n'en est pas question !" J'essayais d'assimiler ses mots en le considérant gravement. Je ne comprenais pas sa réaction ni son refus catégorique d’effectuer la moindre analyse. Lassée de cette relation, je préférais fuir. Je n’avais pas la force de discuter encore une fois de tout cela. Je ne souhaitais pas le convaincre. J’allais avorter et tirer la chasse, quitter ce lâche et l’oublier. Le thé avait dû refroidir quand je me retrouvais à nouveau dans la rue.
Où aller quand on pense avoir emprunté tous les chemins ? Vers qui se tourner quand aucune oreille ne se prête à vous ? Je ne connaissais pas les hommes, je les avais survolés du bout des doigts, la nuit dans leur sommeil. Je venais de découvrir la face cachée de Julien, le masque était tombé brisant ainsi toutes ses armes de séduction massive. Je mordais la poussière, me roulais dedans et souffrais d'avoir baissé la garde. Je pensais à ma mère et j'eus envie de la voir, d'être consolée, embrassée, rassurée. Quand j'arrivais chez mes parents, je tombais sur mon père. Adieu câlins, bisous et farandoles de desserts ; bonjour tristesse et silences dérangeants. Papa me proposa un café et, curieuse, j'acceptai.
On peut parfois se sentir étrangère même dans sa propre chair. On peut se connaître et ne pas se reconnaître, n'avoir rien à se dire et ne pas supporter les silences, vouloir fuir à toutes jambes et avoir envie de revenir aussi vite. Je réalisai en buvant son horrible café que je ne connaissais pas mon père. Je l’avais aperçu avec cette femme comme un ado pré-pubère en pâmoison face à un anti-acnéique. Mais parce qu'il était là, je me suis adressée à lui. S'il n'y avait eu personne, j'aurais sans doute parlé au mur, à l'évier ou au tapis de salle de bain tant j'éprouvais ce besoin viscéral de raconter et éventuellement de comprendre. Alors j'ai vidé mon sac, je l'ai retourné jusqu'à en découdre les revers un à un, et quand il ne restait plus rien, j'ai fait de toutes ces miettes de sac, un patchwork. Et je me suis mouchée dedans.
Mon père était blême quand même, il faut bien l'admettre. Ma grossesse l'avait mis dans un drôle d'état. Il semblait être pris de nausées lui aussi, je lui passais mon patchwork pour s'essuyer les yeux. Il voulait en savoir plus sur Julien, à quoi ressemblait-il, sa date de naissance, le prénom de sa mère, son adresse. Je répondais à tout, sans détour, je me livrais à mon père comme jamais. Mon cœur se sentait léger comme les jupes des petites filles soulevées par le vent d'été et papa filmait la scène en super 8. Je courais dans un champ de coquelicots et papa me tendait les bras, je me jetais dedans et la peur n'existait plus. Il m'a demandé une photographie de Julien. J'ai sorti mon téléphone et je lui en ai montré une. "Oh mon dieu, qu'ai-je fait ?" murmura-t-il trop fort.
Mon père semblait en savoir plus sur Julien que moi mais refusa de m'en dire davantage pour autant. Mon petit tutu estival se transforma soudainement en un vulgaire paletot dégueulasse quand il me pria de le laisser. Je rentrai chez moi, me barricadai à double tour et m'enfouis sous ma couette. Dehors, la neige commençait à tomber mais dedans c'était l'apocalypse. Je passai la soirée et la nuit à pleurer, telle une épave. J'essayai d'amarrer mais les forces m'abandonnèrent sur l'aube et je m'endormis. Je me réveillais quelques heures plus tard et tout me revint en mémoire, mon père, son café dégueulasse et la photo de Julien. Je devais en avoir le cœur net, si mon paternel ne voulait rien me dire, je n'avais d'autre choix que d'arracher les vers du nez de mon étrange prétendant. Je devais trouver un sens à tout cela et chose faite, m’assurer de ne pas avancer à contresens.
Cette grossesse avait eu l’effet d’un coup de tonnerre et m’avait fait sortir de mes gonds, propulsée hors de mon T2. Je n’avais d’autre choix que de me foutre un coup de pied au cul ! J’avais l’impression d’être cette fille au bonnet orange, équipée en running, seule sur une route nocturne, sans réverbère, sans relais, sans banc, sans personne. Cette fille qui ne veut plus se faire cracher dessus et court pour conjurer son funeste destin. J’essayais d’y voir clair. Papa devait connaître Julien, du boulot, de son cour de tir, de quelque part. J’étais passée à côté d’un truc avec maman et ses larmes du jeudi ! Bordel, mais quoi ? Dans quel merdier m’étais-je encore foutu ? J’avais des nausées, la nausée, ou les deux à la fois, en file indienne, dans mon œsophage. Ça me brûlait la gorge, me retournait l’estomac. J’appelais Julien, il devait savoir que j’arrivais, il devait se préparer à la confrontation. Je nous voulais égaux.
Biiiip. Biiiip. Biiiip...
-Allo !
-Allo Julien ? C’est Emma !
-Oui Emma, que veux-tu ?
-Je suis en route là, faut que je te parle, j’arrive dans cinq minutes !
-T’arrives dans cinq minutes ! Ma puce, pardonne-moi encore, j’ai déconné hier. Je t’attends.
-Oui... A tout de suite.
Mais à quoi il joue ce type ? Il dit oui, il dit non et moi je cours comme un caniche abricot au bout d’une laisse, accroché à la portière d’une R19, à 110 sur l’autoroute. J’avais l’air fin avec ma colère maintenant. Il allait me faire le coup du thé et je finirais dans un bain bouillant à suffoquer et à me demander ce que je fous là ! J’allais être mère, et peut-être pas d’ailleurs, et je me faisais toujours trimballer par la mienne et ses histoires à la con, par un type et ses humeurs à la con, par ma pomme et mes rencontres à la con. Bref, ma vie à trente piges, c’était une joyeuse cacophonie où tout le monde venait brailler le temps qu’il lui plaisait et repartait sans s’excuser. Il fallait que ça change. J'arrivai chez lui décidée mais paniquée, tourmentée par la vérité que l'on s'obstinait à me cacher. Je me dressai devant lui, la détermination m'avait aveuglée au point de ne pas voir la seconde paire de souliers sur le tapis, dans le vestibule et je me retrouvai nez à nez avec mon père. Consternation et frissons. Tous deux me regardèrent, j'aurais voulu creuser un trou, ne rien savoir du tout, perdre les eaux et me noyer dedans. Julien prit la parole.
-Dis-lui la vérité ! Affronte enfin ce que tu es ! lança Julien en défiant mon père du regard.
-De quoi il parle papa ? C'est quoi ces conneries ?
-Demande à ton père Emma, demande lui ce qu’il a fait, demande lui ce qu’il a mis en toi !
-Mais bordel, de quoi vous parlez ?
-Emma, assieds-toi s'il te plaît, c'est important, il faut que tu m'écoutes... dit calmement papa.
-Oui Emma, écoute-le et savoure ma vengeance !
-Tais-toi Julien, tais-toi par pitié !
-Emma, je n’aurais jamais imaginé cela. Je ne sais pas par quoi commencer.
-Commence par le début !
-J’ai rencontré la mère de Julien il y a plus de trente ans, à l’époque je fréquentais ta mère, je ne pensais pas qu’elle deviendrait ma femme ni la mère de mes enfants.
-Pas de tous tes enfants ! balança Julien, ironique.
-Oui Julien, oui, j’y viens !
-Comment ça ? questionnais-je, redoutant la vérité.
-Julien est mon fils Emma. Je ne l’avais vu qu’en photo mais je découvre à présent le même profil de lâche que son père !
-Mais non, c’est pas possible ! C’est pas possible ! Mais vous déraillez tous les deux ! Mais putain, vous vous foutez de moi, hein, c’est ça ? Bordel Julien, tu m’as pas fait ça ?
-Je suis désolée Emma.
-Mais ta gueule ! Ta gueule !
-Emma, ne me parle pas comme ça, je suis ton père quand même !
-Mon père ? Son père ? Mais t’es qui dans le fond, hein ? Un putain de rital ouais ! Il avait raison bordel ! J’arrive pas à y croire ! Je vais me réveiller, c’est pas possible !
-Ah ah ! C’est douloureux, hein Emma ! Je voulais que tu saches ce que je vis depuis toutes ces années. La douleur de ne pas avoir de père, de se tromper sur ce qu’il est ! Tu souffres et je jubile ! Et toi aussi enfoiré, tu souffres ! Enfin, vous savez !
-Mais t’es dingue ! Mais pourquoi tu m’as fait ça ? Pourquoi moi ?
-Pour qu’il paye ! Pour qu’il paye enfin sa dette envers moi ! hurla Julien.
Alors j'écoutai, éventrée par la douleur. J'écoutai le secret le plus horrible que l'on m'avait caché et qu'on me dévoilait à demi-mot, l'affreuse vérité que je découvrais. Je tenais mon ventre entre mes mains et tout tournait autour de moi et dans mon être. Mon père, ses absences, ses silences, la vengeance d'un fils abandonné, Julien. Papa, que je nommais ainsi pour la dernière fois, menait une double vie avec la mère de Julien, la brune sur la photo et tout devint clair. Ce fils, dont il refuse l’existence, sa mère batifolant avec mon père, tous les jeudis soirs, depuis trente ans, maman chialant au bout du fil pendant que je la console. Quant à moi, victime des hommes, manipulée au plus profond de ma chair, portant l'enfant de mon frère comme le pire châtiment d'un crime que je n'avais pas commis. Cet enfant qui n'est ni un fils, ni un neveu mais un bâtard, pure race.