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La mariée pue des pieds ! (et le titre aussi )

 

Elle avait annoncé son mariage exactement dix-sept mois plus tôt sur son réseau social. Tous les jours, elle effectuait un savant décompte et on ne le dit jamais assez, dix-sept mois, quand on attend, c’est long et sûrement que quand on observe quelqu’un qui attend, c’est pire encore. Dix-sept mois qu’elle ne parlait que de ça. Et mon mariage par-ci, et mon mariage par-là. Elle n’avait pas imaginé une seule seconde que le reste du monde en avait rien à foutre qu’on lui passe enfin la bague au doigt. 

 

Elle en était à un M-1 et je savais que les jours à venir allaient être indigestes. Ah oui, bien entendu, je n’étais pas obligée de m’infliger une telle torture. Le fait est qu’elle m’avait désignée comme demoiselle d’honneur, moi et trois autres filles dont je ne connaissais même pas le prénom. Elle souhaitait que l’on porte, ce jour-là, Son Day, comme elle l’appelait, une robe en satin, prune, avec un nÅ“ud dans le dos tellement énorme qu’il aurait pu m’emmener loin de tout ça. Elle avait insisté aussi pour la coupe de cheveux, un chignon et quelques mèches qui retombent négligemment sur les épaules dénudées. Presque sa coupe mais en moins bien, pour pas lui voler la vedette, qu’elle avait dit, en ricanant. La conne ! Après ça, elle avait murmuré un truc que je n’avais pas compris sur le coup, et c’était mieux avant de comprendre. Le détail sur la photo, la grosse mode en ce moment. Le truc superswagg, qu’elle disait ! La mariée entourée de ses demoiselles d’honneur, ces dernières, le cul à l’air ! J’avais dit nan ! Quand même, faut pas déconner ! La robe, le chignon, sur cheveux courts déjà, je me demandais comment j’allais me dépatouiller pour faire tenir son macaron sur le haut de mon crâne ! Mais j’avais accepté, surtout pour qu’elle me foute la paix avec ses conneries ! Mais décemment,  je ne pouvais pas montrer mon cul devant tonton tata pépé et mémé ! 

 

Alors elle s’était mise à chialer. D’abord doucement. Je lui avais dit, tu comprends ma biche, c’est pas possible, c’est pas swagg du tout de montrer son cul sur ta photo de mariage ! Tu vas pas accrocher ça sur le mur de ton salon ! Comme elle semblait ne pas comprendre, j’avais insisté, en haussant un peu le ton. On voit que c’est pas ton cul qu’il faut que t’affiches ! Alors elle avait pleuré un peu plus fort, jusqu’à ce que son foutu rimmel coule et qu’elle ressemble à un petit panda. Putain, il était au point son scénario, la garce ! Alors comme on ne peut rien refuser à une femme qui va se marier, j’avais dit ok pour monter mon cul. 

 

J’aurais bien aimé lui dire qu’il ne fallait s’attendre à rien. Que le mariage, c’est bien, surtout  avant. Quand on ne fait que l’envisager. Encore que. Quand elle me l’avait annoncée, je lui avais racontée mon histoire, pour la mettre en garde. Mon mari m’avait quittée un matin, sans sommation. Je ne m’y attendais pas. La veille nous étions allés choisir une nouvelle paroi de douche. Il l’avait montée, sans s’énerver ni rien du tout et nous avions fait l’amour après, sous la douche, pour la tester. Cette paroi était parfaite ! Parfaite en tout point, vraiment et je n’exagère rien. Elle avait tenu bon, sans vriller et ses joints étaient bien étanches. Au petit matin, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas ce qui lui a pris à ce con, il est parti et n’est jamais revenu. Je l’ai attendu un soir, deux soirs, une semaine, un mois. Je l’ai attendu longtemps. Et un jour, j’ai reçu une lettre, il demandait le divorce. Tu voulais que je fasse quoi ? Il était déjà parti. Alors j’ai divorcé. Je ne peux même pas dire on a divorcé. J’ai divorcé de l’absent. Parti depuis des mois.

 

Tout le monde m’a dit que c’était quand même une sacrée tuile ce qui m’arrivait là. Tu penses ! Une putain de sacrée tuile même ! Une toiture toute entière tu veux dire ! 

 

La seule chose que je lui souhaite, c’est qu’après tout ce bordel, elle nous fasse une fête à tout péter quand elle va divorcer ! Parce que moi, ce que je préfère dans les mariages, c’est quand même les bitures que se prennent les divorcées ! Ã‡a bordel, c’est superswagg, ma biche, tu peux pas dire le contraire ! 

 

`

 

Que personne ne passe ni ne m’appelle durant les vingt prochaines minutes, j’ai de la terre sur les joues. Sur les joues, le front, le nez et un peu partout d’ailleurs. Dans les cheveux aussi. J’ai fait comme ils ont écrit, étaler en couche épaisse en évitant le contour des yeux et puis j’ai programmé l’alarme sur mon téléphone pour pas rater l’heure. Je vais bientôt savoir si le tube était périmé. Sur l’emballage, y a un petit pot de dessiné et 12 noté en-dessous. Ce truc, ça fait bien quatre ans qu’il est dans mon placard. J’ai dû l’ouvrir à un moment ou à un autre. Si c’est pas moi, c’est quelqu’un d’autre. Pour sentir. Pour voir la tronche que ça a, de la terre en tube ! 

 

Je fais des selfies en attendant que ça durcisse, ça commence à piquer sous la terre, dans la peau. Je sens chaque pore picoter puis brûler, ou dans l’autre sens, je me rends pas bien compte. Après ça, je vais peut-être m’épiler. Mais pas sûr. Me faire une beauté, c’est pas trop mon genre. 

 

Y a des filles, elles ont la peau douce, les cheveux lisses, les sourcils parfaitement épilés. Je le vois au labo, celle-là, souvent, quand je leur demande la date de leurs dernières règles, elles sortent leurs agendas et me répondent. Au jour près, quasi à la minute ! Je me suis toujours demandé ce qu’elles pouvaient bien noter ; ragnagnas, doches, règles, les anglais. Remarque, y a aussi des moches qui notent tout. Moi j’écris rien. Ça vient quand ça vient. Quand on me pose la question, j’émets un pet sonore avec ma bouche. Elle me fait assez chier comme ça, ma féminité, je vais pas en plus lui filer rencard ! 

 

Bip bip bip ! Tu bouges pas, je vais me déterrer la face. Me revoilà ! 

 

Verdict, c’est chiant à nettoyer et j’ai la peau en feu. Ma mère me disait toujours : te fatigue pas à te faire belle, des tas de filles le sont pour toi ! Ça me fait penser à une amie qui l’autre jour me disait, j’ai jamais essayé d’écrire, des tas de gens le font mieux que moi !Ça marche pour à peu près tout, tu peux essayer ! J’ai cependant toujours pensé qu’on pouvait tenter, au moins. Mais quand je vois mon reflet dans le miroir, je me dis que maman, elle avait peut-être raison. Du coup, c’est sûr, l’épilation, c’est niet !

 

 

Je fais des rêves étranges depuis que je suis sobre. Avant j'allais au lit bourrée et je bavais sur l'oreiller. Maintenant, je dors, je ronfle, je rêve. L'autre jour, j'ai même rêvé de ma mère. Sa tête, vous auriez vu quand j'ai murmuré dans son oreille, droite et fière, un truc qu'on n'est pas censé dire à sa mère. Et encore moins droite et fière. Rien que d'y penser, j'en ris encore. Un jour, je vous expliquerai. Mais pas aujourd'hui. 

 

Cette nuit, une de mes collègues s'est glissée dans mon lit, sous mes draps. Carrément. La seconde d'après elle était au téléphone, l'air de rien, le froc en bas des jambes, elle tortillait le fil du combiné de son index droit. Avec ma tête, je lui faisais signe. Oui oui, qu'elle me disait, c'est normal, je me fais bientôt opérer. Mais enfin, ma caille, tu portes une couche et ton froc est baissé. Oui oui, qu'elle répétait, je me fais bientôt opérer ! La couche mesurait au moins 50 centimètres de long ! De ma vie, j'avais jamais vu un truc pareil mais visiblement ça ne semblait choquer que moi ! 


Là dessus, Princesse Bouclettes se met à hurler. Elle a soif ! Je regarde les chiffres à quartz rouge ! Merde ! 2h30 ! Mamaaaaan ! Elle insiste ! Elle a visiblement super soif ! J'entre dans la chambre, y a son frère dans le plumard. En même temps, c'est son lit à lui. Mais elle ne veut pas le quitter, son frangin adoré ! Lui, il siffle, rapport à son asthme ! Il regarde sa sÅ“ur boire le verre d'eau puis bronche qui faut lui en garder un peu quand même hein ! Il prend deux coups de ventoline, termine le verre de sa frangine, me demande si un jour je serai lu dans le monde entier. Oui oui mon Chéri, même dans ma prothèse de hanche ! Mais merde ! Il est 2h30, qu'est ce que tu me parles de ça maintenant ? Rendormez-vous ! Zou ! Je ferme la porte, la claque un peu. La nuit, faut pas trop me chatouiller ! Je retourne m'allonger et puis j'attends. 


3 heures. 
Puis 4. 
Puis 5. 

Ça y est ! C'est reparti. 


Je suis dans un couloir, vert et dégueulasse, je cours. Dans mes rêves, je cours toujours dans des couloirs verts et dégueulasses, va savoir pourquoi ! Du coup, je ne suis pas interloquée par ce détail. Je cours. Je cours. À en perdre haleine. Je me sens poursuivi. Et la ! Paf ! Un gros jambon de Bayonne tombe de je ne sais où et tente de m'assommer. Je fais demi-tour, reviens sur mes pas, ramasse le jambon. Il est très gros, avec l'os et la couenne ! Il pèse un âne mort ! Mais je le ramasse quand même parce que le cru Bayonne, j'en raffole ! Là, un boucher vêtu d'un blanc tablier ensanglanté se met à me courser ! Merde ! Je prends un couloir, vert, pousse une porte, verte, m'enfonce dans un autre couloir, vert, et me faufile dans un trou, vert, de souris, verte ! Une grande inspiration. Tire sur mon pull à col roulé, rentre ma tête dedans. Je suis une tortue. Une tortue sur de la paille. Dehors mon pull, ça hurle. Quelqu'un m'attrape par les pieds.
Je hurle. 
Me réveille. 
Le réveil sonne. 

C'est l'heure, mon seigneur, d'aller bosser ! 

Les mômes sont fatigués. 
Tu m'étonnes ! Et moi donc. J'ai couru un marathon cette nuit ! Un marathon avec un jambon de Bayonne sur le dos ! 

 

J'hésite à rester sobre, mes nuits, elles étaient vachement moins flippantes quand je picolais !

IVG


Elle a profité d'un pont pour son IVG. Ça tombait bien, elle n'a pas été obligée de poser de congés. Surtout que son employeur, cette absence, ça l'arrangeait pas trop. Il lui avait dit, d’ailleurs, sans passer par quatre chemins. Elle, ça l’a à peine choquée, elle avait d’autres chats à fouetter. C’est après, en y repensant, qu’elle s'est dit qu’il manquait pas de culot, le con ! Quelques jours avant, une sage-femme lui a dit qu’elle était à neuf semaines, que ça se passerait par aspiration. Elle lui avait même fait entendre le bruit de son bébé, son petit coeur déjà formé qui battait dans le sien. C’est son mari qui préférait qu’elle ne le garde pas et il a réussi à la convaincre de le faire passer. Elle avait rendez-vous vers onze heures trente, elle a fait comme on lui a dit, elle est restée à jeun, pour l’anesthésie et les éventuelles complications. Quand elle s’est pointée, la sage-femme s’était transformée en infirmier, beaucoup plus poilue, beaucoup moins douce. Il lui a dit qu’elle était à cinq semaines, qu’elle l’avait bien cherchée, qu’elle avait qu’à se protéger. Elle n’a pas trouvé ça sympa, mais encore une fois, elle avait d’autres chats à fouetter. Elle pensait que dans quelques heures, tout ça, ça serait terminé. Mais l’Homme a décidé que non. Finalement à cinq semaines, ça pouvait se faire autrement. Alors il est allé chercher une petite boîte de comprimés, en laissant la porte ouverte sur la salle, son cul nu et une photo noir et blanc de son bébé, bientôt mort. Il est revenu, avec le sourire de ceux qui ne savent pas. Ou de ceux que ça arrange de croire qu’il y a sur terre des êtres plus abjects qu’eux. Le docteur voulait la voir, quand elle les avalerait. Parce qu’ils coûtaient quatre cents euros pièce, quand même. Le prix de la mort de son bébé. Deux fois quatre cents, ça fait quand même huit cents euros ! Regarde comme ça s’avale, un bébé qui meurt dans un ventre chaud. Il lui a donné deux autres cachets, ceux-là coutaient un centime, il lui a dit qu’elle pouvait les prendre chez elle, vers onze heures trente, quarante huit heures après. Qu’elle allait avoir bien mal. Bien bien mal. Que si ça saignait de trop, elle n’avait qu’à appeler les pompiers. Il lui a dit au revoir, et puis après ça, rien d’autre. Elle est repartie avec dans sa main les petits comprimés à un centime chacun qu'elle serrait très fort. 
Les deux premiers allaient arrêter le cÅ“ur de son bébé, dans pas très longtemps. 
C'était de toute façon déjà trop tard pour qu'elle change d'avis.

 

 

A Manu...

 

Ton téléphone ne sonne plus, pourtant il ne t'a jamais vraiment appelée. Ton roman n'est pas terminé, mais quand même il s'en approche. 200 000 signes, certains diront, les signes on s'en fout et ils auront raison. Mais quand même, 200 000 signes, ça commence à sentir bon. Le fait est que quelqu'un t'a quittée, quelqu'un de beau, de cher et précieux à ta vie. Le fait est que ce quelqu'un, c'était comme ton pom-pom boy pour terminer ton foutu roman. Le fait est qu'il croyait en toi. Le fait est qu'il n'est plus là. Alors alors alors. Tu ne penses plus qu'à ça. Plus qu'à lui. Quand tu t'endors, quand tu te réveilles, quand tu bouffes, quand tu bosses. Sa tête. Son sourire. Sa voix. Son regard. Tout ça, ça ne te quitte plus. C'est normal on t'a dit, il faut du temps pour oublier. Mais justement, oublier, t'en as surtout pas envie. A force de chialer, tu as découvert quelque chose, ça s'appelle l'amour dans l'adversité. Tu croyais à peine que ça existait. Et pourtant. Et pourtant. T'en as la preuve sous le nez. La mort parfois, ça rapproche les vivants. Il te reste à présent à mettre un gros ruban sur ton cÅ“ur, un ruban du style totalement imperméable pour terminer ce que tu as commencé. Pour toi. Pour lui. Dans ta tête, tu le vois, avec ses pompons, t'encourager. Dans ta tête, il est beau, il est grand, comme quand il était vivant, comme dans ta vie d'avant. Tu t'amuses à l'imaginer dans un tutu rose, pour réhabituer tes lèvres à sourire. Ça va revenir doucement, hier déjà ça a commencé. Tu vas bientôt, tu le sais, te remettre à écrire. Avancer dans les signes et en chercher aussi. Il est là, tu le sens, il te regarde faire. Toucher tes cheveux. Essuyer tes yeux. Injurier les cieux. Tu voudrais revenir en arrière. Effacer cette journée. L'emmener voir un docteur. Epargner son cÅ“ur. Mais tu ne le peux pas. Il y a des routes qu'on ne peut prendre que dans un sens. Il faut maintenant avancer et écrire ton histoire jusqu'à l'inéluctable mot fin.

Ne me quitte pas. 

 

Il ne veut pas se faire aider. Il dit que s’il le fait pour elle, ça sera pour de mauvaises raisons. Il attend le déclic mais le déclic ne vient pas alors il continue. Assise à côté de lui, elle a pourtant tout essayé, tenté le maximum. Vidé devant son nez, cassé les chandeliers, fait son sac plusieurs fois, est partie, même revenue. Elle a longtemps cru en ses belles promesses à l'époque où elle était pleine de.

D'énergie.

De courage.

D'amour.

Et d'espoir.

De l’énergie, elle n’en a plus. A présent ses gestes sont bien plus lents, presque douloureux. Au bout de tant d’années, il lui promet encore que sans se faire aider, les choses vont changer. Mais elle n’a plus envie d’entendre. Elle met ses mains sur ses oreilles et attend la fin des promesses. Parole d’ivrogne, comme disait sa mère. Il ne veut pas se faire aider et continue de tout gâcher. Les plus beaux moments. Les fêtes d’anniversaires. Et celles de fins d’années. Les dimanches en famille. Il célèbre la vie et fait de chaque jour un événement. Il chope le goulot à pleine main. Ça dégouline de partout. Il s'en fout. Elle nettoie. Elle nettoie toujours quand il en fout partout. Quand elle se fâche, il dit qu'elle en fait trop, qu'elle voit le mal partout, qu'elle aurait pu être actrice. Il dit qu'il arrêtera, quand il aura le déclic. Mais pas pour elle. Il répète que c'est pour soi qu'il faut le faire. Alors il boit. Encore et encore. Et puis encore tiens pour la peine ! Quand il est comme ça, il s'en prend à tout le monde. Aux mômes et puis à elle. Surtout à elle d'ailleurs. Les mômes sont souvent couchés. Elle lui balance le téléphone à la gueule et puis se jette sur lui. Il rigole. Il fait le double de son poids. Elle est accrochée derrière son dos, large dos. Ça fait comme un sac qu'il secoue dans tous les sens. Elle vole. Elle plane. La tronche dans la table, se cogne, s'éclate, s'étale. Elle ne bouge plus. Il sort. Respire. Se calme. Revient. Elle est toujours là. Elle ne pleure pas. Ne respire plus. C'est pourtant pas un mauvais bougre quand il est à jeun. Partir. Rester. La question ne se posera plus.

Il avait besoin d'un déclic.

Faut pas qu'il vienne se plaindre maintenant.

 

Je viens te t'appeler. En numéro non masqué. Le même depuis dix ans. Je ne parviens pas à en changer. J'ai laissé sonner trois fois et quelqu'un a décroché. J'ai dit Vincent. D'une voix si basse qu'il n'a pas dû entendre. Alors j'ai répété et il a hésité. Un court instant, juste le temps d'espérer. Et puis il a dit non. J'ai murmuré pardon. Pardon, j'ai dû faire une erreur. Une erreur. Excuse-moi d'écrire encore. Encore sur toi. Mais c'est la première fois en dix ans que je t'appelle. J'espérais entendre ta voix ou au moins ton répondeur. Je me suis mise à imaginer sa tête, sa tête à l'autre, au bout du fil. La tête du type qui a hérité du numéro de l'homme mort. J'ai relu ta lettre, une de tes lettres dans laquelle tu disais "n'hésites pas à m'appeler si il y a quoi que ce soit". Et c'est ce que j'ai fait. Il y avait quoi que ce soit. C'est exactement ce que j'ai fait. Mais tu n'as pas décroché. Sale menteur. Je voulais te dire qu'ils avaient emporté ma bague, celle que tu m'as offerte en 1999. C'est loin tout ça. C'est loin hier. Ils ont arraché mes souvenirs, mes souvenirs métaux précieux. Il ne restait déjà plus grand chose, quelques cendres à peine, le temps fait bien son travail. Il paraît. Presque. Pourtant c'est remonté, jusqu'à la garde, jusqu'à la gorge, jusqu'à brûler et étouffer. Les yeux. Le coeur. La bouche. Jusqu'à dégueuler ce trop plein de douleur. Lacrymal. Alors, encore une fois, je t'écris. Je te parle. Je te chante. Je te crie. J'écoute des chansons que tu n'entendras jamais. Je prends des trains dans lesquels tu ne monteras plus. Je bois du vin que tu ne goûteras pas.

Et je continue.

Ma vie.

Sans toi.

Et je nous invente des souvenirs que je partage.

Seule.

15H49, voix L.


Je suis montée dans un train sans trop savoir où j'allais. J'étais sûre de moi mais pas complètement rassurée. J'entr'apercevais la destination mais pas forcément le chemin. S'arrêtera-t'il avant la fin et devrais-je en changer ? Je ne le savais pas. J'ai sauté dedans sans me poser de questions. Il y avait écrit voie L. L comme ton prénom, je trouvais que ça ne servait à rien de se poser trop de questions. Et puis les trains quoi qu'on en dise arrivent toujours à destination. 

Dans ce train, face à moi, deux hommes lisent. A gauche, l'homme est noir et lit Sénèque. De la providence. De la constance du sage. De la tranquillité de l'âme. Du loisir. Tout ça ! Il semble travailler chez Iserba, c'est en tout cas ce que l'écusson sur son blouson sans manche indique. Il porte un sweat vert qui indique les valeurs de son entreprise. Confiance. Satisfaction. Évolution. Il paraît détendu. (Il ressemble à Samuel L Jackson, mais ça n'apporte rien de le préciser.) Il range le livre dans sa poche puis ferme les yeux, les yeux sous ses lunettes. À ma droite l'homme est blanc, grisonnant et porte aussi des lunettes, à monture marron et ronde cette fois. Il lit aussi. Bibliotheque Paulo Coehlo , Maktub. Il écoute de la musique dans un discman portable et je trouve cela merveilleux. Presque anachronique. Il porte une chemise blanche et un jeans noir, noir du style pas délavé mais genre plutôt neuf. (Il ressemble à quelqu'un que je ne connais pas encore, puisque son visage ne me dit rien. Qui vaille) Il a aussi trois stylos accrochés par leurs petits bitonios dans la poche de sa chemise. En même temps qu'il lit, il écoute de la musique et en même temps qu'il lit et écoute de la musique, il consulte son téléphone portable. L'homme noir se repose à présent complètement. 

J'ai décidé d'écrire tout le temps du trajet. Pour me souvenir et ne pas oublier. Je me demande si la réalité ne t'a pas déçu. Je me dis que non, je l'aurais vu dans le gris de tes yeux vert. Je réalise que le train dans lequel je viens de monter ne s'arrêtera pas là où je me rends. Est-ce grave ? Le monsieur noir dit que ça craint cette histoire mais qu'il fait beau, je pourrai profiter. Profiter de quoi, ça je ne sais pas. Les gares me rappellent Vincent et je n'aime plus les gares depuis sa rupture. Mais ça n'est pas grave. Je suis dedans et à moins de sauter en marche, je ne vois pas bien ce que je pourrais faire. Et puis d'ailleurs, ça serait bien pire. Sauter d'un train en marche, quelle drôle d'idée ! 

La question de la destination vient à nouveau de se poser. Il s'agirait apparemment du bon train. Suis-je rassurée ? Un peu. Mais l'idée de me perdre me plaisait tout autant. À la maison, on ne m'attend pas vraiment et il faut souvent une excuse ou au moins une raison pour disparaître quelques temps. Il fait chaud, mon odeur, la mienne pourtant, me dérange un peu. L'homme noir est descendu. J'ai changé de siège puisque l'homme blanc semblait vouloir étendre ses jambes. Ça me va. A présent il n'y a plus personne en face de moi. A l'allée, un salaud m'a traité de connasse. Parce que j'étais une fille pas vraiment avenante. Il m'a dit que je n'étais pas particulièrement belle mais qu'il y avait quelque chose qui se dégageait de moi. Ça m'a vexée, je l'ai envoyé se faire foutre. Dans les trains les hommes se permettent d'étranges choses. L'homme blanc rassemble ses affaires, il va se lever, descendre et le train doucement se videra de sa foule parisienne. 

J'ai toujours en tête cette question qui m'entête. Suis-je monter dans le bon train ? Cette question, même quand je ne prends pas de train, je me la pose tous les jours. Je sais que j'en ai raté quelques uns, le premier déjà. Rater des trains, c'est un peu ma spécialité et puis en prendre des qui ne me sont pas destinés aussi. Les rails traversent un bois. J'aime bien les bois. Ça me rappelle le roman que je suis en train d'écrire. J'y vois Esther. Je ferme les yeux et elle disparaît. Quand je les rouvre, nous avons traversé le bois, complètement maintenant. Un homme se décrotte le nez. Une fille replace ses longs cheveux blonds. La destination finale approche. Je repense à cette parenthèse enchantée. Toi. Moi. Un steak tartare. Je retourne à ma normalité. Morêt. Saint-Mammès. Ça va être l'heure de ton rendez-vous. Il n'y a presque plus personne dans le train. 

Je décide d'écrire encore. Pourtant je n'écris rien. Je raconte une histoire qui n'a ni début ni fin. L'histoire d'un train qui passe avec moi dedans. Des histoires comme cela, il en arrive tous les jours. Des hommes et des femmes montent dans des trains, en descendent, s'aiment, se détestent ou parfois ne pensent à rien. Ils vont à leur destination sans se poser de questions.

Et voilà le train qui s'arrête. Je repense à avant, quand on pouvait traverser les rails pour aller de l'autre côté. Le train est à quai, il ne repartira pas. Il part au dépôt et moi, je rentre chez moi.

 

Emir Kusturica.

Il ressemble à Emir Kusturica. En plus mince. En moins classe. Mais quand même, y a quelque chose, on peut pas le nier ! Il porte une petite moustache taillée finement, juste un fil au-dessus de sa lèvre. Ça n'est pas très joli mais comme il ressemble à Emir Kusturica, ça ne me dérange pas. Il ne dit rien et le peu qu'il prononce est dans un très mauvais français, je trouve que ça lui donne un charme fou, puisqu'il ressemble à Emir Kusturica ! A chaque fois que je le vois, je lui parle de ses films, je lui dis comme je ris et je lui refais les scènes comme s'il ne les avait jamais vu. Lui me parle de ses droits cmu en attente de renouvellement et demande s'il peut disposer. Ça, il le prononce très bien et je me dis que pour un gitan, il a quand même vachement de vocabulaire. En même temps, il doit fréquenter du beau monde, c'est normal, c'est Kusturica ! 

-Laboratoire bonjour, excusez-moi Monsieur Kusturica. 

Je dis en mettant ma main sur le combiné. Lui me regarde, sans paner un mot de ce que je lui raconte. Il a, dans la main, un petit flacon d'urines, entouré de trois feuilles de papier cul, roses et rêches. Je savoure ce moment, je le fais languir, je sais que c'est moi qu'il attend. Je vais saisir ses urines, je saisirais même ses excréments à pleines mains, s'il me le demandait. Je m'en tartinerais les nibards, je jouerais à la lutteuse greco romaine, dans la boue, dans sa merde. Alors je raccroche et chope son flacon, sans précaution, j'espère même que ça déborde. J'ôte l'emballage. Comme les urines sont un peu troubles, je les secoue et j'y regarde de plus près. Il flotte dedans des petits machins un peu dégueulasses. J'ouvre. Une petite odeur de rien du tout s'en dégage. Sacré Émir ! Il sent bon, même du pipi ! C'est quand même pas rien une pisse de Kusturica ! Ça change du patient lambda avec sa chimio et ses gémissements. Kusturica, quand même ! Est-ce que monsieur Kusturica nous fait un cancer ? Non ! Voyez comme il se porte, vous pouvez pas en dire autant hein ! 

-Mi-homme-mi-dieu ! Je lui sors, droit dans les yeux. 
-Je peux disposer madame ?
-Alexandra ! Appelez-moi Alexandra monsieur Kusturica ! 

Alors il va s'assoit. Pas en face. Très loin de moi. Je ne vois à présent que le bout carré de sa chaussure gauche. Mais quelle chaussure, la chaussure de monsieur Kusturica ! C'est du cuir, à coup sûr ! Dans l'angle, je ne le vois plus mais je devine. Sa posture. Sa prestance. Sa main droite caressant sa moustache et la gauche battre la mesure du morceau qu'il invente pour moi. Je suis sa petite Ida et il est mon Zare. Nous sommes libres de nous aimer. LES GITANS SONT LIBRES ! VIVE LES GITANS ! Je crie ! Je hurle ! La joie et le bonheur d'être aimé ! Les autres me regardent mais seul compte mon Emir. Mais il est si discret qu'il ne veut pas encore que tout le monde sache, pour nous deux.

 

Héroïne

 

Ce qu'il y a d'écrit sur ce papier, sur ce pare-brise, sur cette voiture, ne regarde que moi. Ne regarde que l’autre et moi. Parfois, il y dépose un mot. Un mot et trois lettres. Et je sais qu'il est passé par là. Qu'il a vu que je n’étais pas loin. De lui. Ce bout de papier c’est la preuve qu’il est toujours en vie. Qu’il a toujours envie aussi, de donner des signes. De vie. C’est l’histoire secrète d’un amour impossible. C’est mieux qu’allumer la télé pour regarder une comédie romantique. C’est la vivre, cette comédie. C’est parfois lassant aussi, de tourner en rond et de savoir que le pot est à une autre. Qu’il ne s’ouvrira pas, jamais. Mais jouerait-on à ce jeu s’il avait une chance de céder ? 


Le morceau de papier coincé sous l’essuie-glace fait battre mon coeur et la pensée qu’un être quelque part m’aime dans le secret de son coeur. Et du mien aussi. Il en faut peu parfois pour se sentir mieux, d’un coup. Je regarde à gauche, je regarde à droite, je souris devant l’inconnu, devant le vent, devant les passants qui se demandent pourquoi cette femme, seule, sourit à personne. Je replace mes cheveux, de ce geste que j’aime tant, j’en fais une queue que je place sur mon épaule droite. Je me demande si en secret, il me regarde. Et puis je monte dans mon auto et c’est comme si ses yeux, sa main, son ventre, son coeur étaient là, à côté et me regardaient rentrer chez moi. C’est à la fois triste et joie. 


Je suis son héroïne et l’amour est une drogue comme les autres.

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