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Les culs-terreux

 

 

"J'aime les paysans,

ils ne sont pas assez savants

pour raisonner de travers." 

Montesquieu, Pensées diverses. 

 

 

Chapitre 1-

Dura lex, sed lex,

La loi est dure, mais c’est la loi.

 

 

 

A la fin de l’été 2010, juste avant l’ouverture de la chasse, Roger Tesson, épelez T.E.S.S.O.N comme tesson de bouteille, éleveur bovin à Boulobide et père de Charles Tesson, céréalier sur la même commune, se donna la mort d’une balle en pleine tête dans sa chambre à coucher située à l’étage de la grande bâtisse. Bien que l’on ne doutât pas une seule seconde des circonstances du décès, l’on pratiqua tout de même une autopsie qui ne révéla rien de plus que ce que la boîte crânienne gluante et collée au plafond de la spartiate pièce désignait déjà avec certitude ; Roger Tesson était mort des suites de l’hémorragie causée par l’impact de la balle et de l’éclatement de sa tête. A l’époque, lui consacrant pas moins que la double page centrale, le drame avait fait la une du journal régional. Les faits avaient été relatés tels qu’ils avaient plus ou moins eu lieu et des photos de Roger, grand et costaud, remplissant une arche ornée de glycine au fond d’une cour, accompagnaient le récit. L’habitation paraissait superbe et parfaitement entretenue, les volets semblaient avoir été repeints récemment dans un ton lavande et un énorme tilleul projetait son ombre sur le crépis ocre de l’imposante bâtisse enclavée par de rutilants bâtiments agricoles. 

 

Roger Tesson était né à Boulobide, tout comme ses parents, et s’était installé à son compte en 1971, fraichement majeur et heureux propriétaire d’un cheptel de vingt bêtes. A cette époque, les paysans n’étaient pas encore soumis à la dictature des contrôles sanitaires et l’on comptait alors, dans les vertes et vastes pâtures, une vingtaine d’exploitations dans la commune. Boulobidais et boulobidaises coulaient des jours heureux près des hémérocalles. Le soleil tapait sur les massifs, les floraisons étaient abondantes et dans les jardins, on se racontait des anecdotes en sirotant de la citronnade et en mangeant des cakes aux fruits confits. Tous les dimanches, chez Paulo, on buvait des verres ensemble en écoutant de la musette ou en jouant aux dés. Des vies simples et sans chichis se déroulaient ainsi, loin du bruit des talons dans les centres commerciaux, loin des taxis, des métros, des pouêt-pouêts et de la foule urbaine.  On allait à la source chercher l’eau et aux pis des vaches prendre le lait. Un cheval et un chat devant l’immense bâtisse de Roger faisaient office de gardiens de lieux, on n’avait pas besoin de système d’alarme ni de détecteur de mouvements. En ce temps-là, si quelqu’un vous faisait des misères, la querelle ne durait pas longtemps, on ne se gorgeait pas de rancune et on n’allait pas aux flics porter plainte quand la mornifle finissait par tomber.

 

En 2007, soit trois moissons avant le drame, Roger s’était de nouveau et lourdement endetté afin de mettre aux normes la salle de traite. Il avait dû faire poser du carrelage sur tous les murs et creuser des rigoles aussi, selon les injonctions bien précises ordonnées par des types qui n’avaient, de leur vie, vu des vaches qu’aux foires agricoles. Il avait aussi dû faire installer des portillons de sortie intelligents qui pivotaient en position horizontale et poussaient les vaches, comme son nom l’indique, vers la sortie, une fois la traite effectuée. Cette structure complètement industrielle était conçue pour travailler dur, vingt-heure sur vingt-quatre. Certaines rigoles et garde-boue étaient disponibles en options et Roger, tant qu’à s’endetter, voulait le meilleur pour ses grosses vaches, qu’il aimait plus que tout depuis la mort de sa épouse. Alors à cinquante-sept ans, il avait contracté l’ultime crédit de sa vie et n’avait pas eu le temps de le rembourser. Les nouveaux habitants qui s’établissaient dans le pays surnommaient à présent Roger, Le Trayeur. Mais malgré les excellentes conditions de traite que lui offrait sa nouvelle installation, bon positionnement de la vache et écoulement rapide du lait entre autres, il ne s’était jamais senti aussi étranger sur ses propres terres. En 2009, soit une moisson avant le drame, l’avant dernier éleveur bovin de Boulobide, Jean Mouette, dit Mouette-Mouette, avait été retrouvé pendu à la fourche de son tracteur. Lui non plus n’aura pas terminé de rembourser les traites de sa nouvelle installation. 

 

Les années passant avaient drastiquement fait diminuer le nombre d’exploitations. Ainsi, en un demi siècle, le nombre d’agriculteurs fût divisé partout en France par cinq et en 2010, enraciné sur les terres de ses parents et de feu sa femme, ne restait que Roger, ses tout juste soixante ans et sa centaine de bêtes. Poussé insensiblement dans la course au rendement, il avait été contraint à s’agrandir, à avoir plus de bêtes, à remplir plus de papiers, de formulaires, de questionnaires administratifs et médicaux relatif à l’assurance emprunteur. Toujours plus de paperasses pour moins de cent bêtes en réalité car l’an passé, un contrôle avait eu lieu et des gendarmes accompagnés d’agents de la direction départementale de la protection des populations (ndrl, DDPP) s’étaient présentés à la ferme et quelques bovins, effrayés par le débarquement intempestifs de ces individus complètement ignares de la vie à la campagne, avaient péri dans la cohue. C’est qu’ici, elles ne faisaient que brouter et se faire traire. Pauvres bêtes. Pour se calmer, Roger était allé faire un tour dans ses pâtures puis était revenu, apparemment moins énervé. Il raconta plus tard, accoudé au bar de Paulo, qu’il avait ce jour-là pensé à se faire péter le caisson mais qu’il n’avait pas trouvé le courage d’appuyer sur la gâchette. Bien soulagé par la lâcheté de son copain, Paulo paya la tournée à tous les boulobidais et à toutes les boulobidaises présents dans son troquet et l’on passa rapidement à autre chose.

 

Mais c’était mal connaître les agents de la DDPP, plus tenaces qu’un ténia dans un intestin qui, quelques mois plus tard, d’obligations de suivi sanitaire non remplies en papiers oubliés, encouragèrent les services sanitaires à intervenir et les incitèrent à conclure qu’il fallait, à cause de deux vaches non identifiées, retirer le troupeau entier à Roger. C’était là une démonstration réelle de l’apogée de l’absurdité administrative dans toute sa splendeur. C’était la mise à mort programmée, sans aucun discernement, des paysans, plus proches de la nature que des formulaires administratifs, de ceux qui continuaient simplement et avec bon sens à faire vivre les campagnes depuis des siècles, sans problèmes. Mais il faut bien que la toute puissance administrative justifie son existence en se repaissant de paperasseries toutes aussi inutiles les unes que les autres. 

 

 

 

Chapitre 2-

O ubi campi !

Ô la campagne !

 

 

 

Sur le bord de la route, à l’entrée du village, là où quelques jours plus tôt, le vent dans les blés faisait penser à la crinière d’un cheval au galop, il ne reste que la coupe et les sillons laissés par le travail des moissonneuses batteuses. La moisson vient de s’achever, les paysans sont épuisés, leurs visages ont viré du rouge cramoisi à un teint hâlé, on dirait des sang-mêlé. Il reste encore les maïs à couper et les betteraves à arracher et les nuques sont déjà noires et les yeux bien cernés. Plusieurs d’entre eux ont décidé de se retrouver pour fêter la fin de cette première récolte et quelques habitants du pays se sont portés volontaires pour organiser l’événement, qui aura lieu comme tous les ans sur la petite place devant chez Roger. Ils installent autour du gros marronnier et du banc qui sert à tailler le bout de gras, d’autres bancs, plus longs ceux-là, et des tréteaux prêtés par la mairie, sur lesquels ils placent des grosses planches de sapin qu’ils recouvrent de nappes de papier blanc. Des serviettes vichy rouge et blanc mêlées de quelques fleurs champêtres égayent la table. Charlotte et Dimitri, un couple de parisiens, que l’on surnomment naturellement et sans méchanceté Les Parigots, venus s’installer à Boulobide l’an dernier, ont aussi accroché des petites lanternes sur une guirlande électrique avec des ampoules à flammes rouges bleues vertes et jaunes. C’est du plus bel effet. Roger a acheté un beau mouton bien replet et s’affaire pour préparer  le méchoui annuel. Il vient d’apprendre par le maire du village, Denis, qu’ici tout le monde appelle Shérif, par amitié plus que par moquerie, que demain les agents de la DDPP et une poignée de gendarmes pourront accéder, grâce à une ordonnance du juge des libertés, à tous les bâtiments de son exploitation. Qu’il soit présent ou non. Qu’il soit d’accord ou pas. Il ne sait pas encore s’il a envie d’y assister. Il ne sait pas encore si ces foutraques comptent lui retirer une partie de ses bêtes ou son troupeau tout entier. De tout cela, il n’en a aucune idée mais ça ne l’empêche pas de ruminer. 

 

La commune de Boulobide recouvre à peu près quatre cents hectares et plusieurs propriétaires s’en partagent les terres. Charles en a une trentaine à lui et Roger, son père, quatre-vingt dix. Le reste appartient à des exploitants de communes voisines mais la fête a toujours lieu au même endroit et même les habitants des villages voisins, qu’on nomme ici sans animosité les étrangers, y sont conviés. Ils ont tous, dans les cours de leur maison des bancs et des arbres aussi, mais c’est devant chez Roger, inévitablement, que tout le monde s’arrête et s’assoit un instant. Ici, on se parle du temps qu’il va faire et des légumes qui poussent mal cette année à cause de la lune. Ici, on se raconte les potins, les ragots du pays. Les maris qui trompent leur femme, et l’inverse aussi. Les enfants dont on ignore si le père est bien le père. On parle des chiens qui sont vraiment de sales corniauds. On raconte aux gamins, qui s’arrêtent et veulent bien entendre, des histoires de la guerre de 39 - 45, la bouche encore pleine de la haine des boches. Ici, on échange aussi sur les petites choses qui font les vies des gens simples, le confort d’une paire de souliers, la qualité d’un chandail, le prix du timbre qui ne cesse d’augmenter, le goût des fraises en plein mois d’octobre. Ici on parle, on rit, on boit et parfois même il arrive qu’on y pleure, mais c’est bien rare. C’est donc naturel, cette fois encore et pour chacun de se retrouver devant chez Roger, à savourer un morceau de mouton devant un ratafia servi simplement dans un verre en plastique accoudé à une table en planche de sapin sur une nappe vichy. Alors, jusque tard dans la nuit, on parle du travail bien fait, de l’argent qui enfin va rentrer et on enchaîne avec des blagues potaches et des rires salaces. 

 

C’est toujours Charles qui, vers le milieu du repas quand les premiers gobelets de ratafia ont commencé à faire leur office, met de la musique. Cette année, ce sont les Parigots qui, poussant les tréteaux, ouvrent joyeusement le bal et alors on fait un bond en arrière, un bon de vingt, trente ans peut-être, et les gens sur la place dansent et valsent. Même les pompiers volontaires du village voisin dansent, même Shérif et le Père Pignolle, même La Belette, même Poil d’Âne et le Peureux, même Paulo et la mère Tap’Dur, même Annette, la secrétaire de mairie, même le Père Pot-au-Feu qui s’appelle en réalité monsieur Bourguignon, même Tic et Tac, les jumeaux idiots du village. Tout le monde sans exception sur la place devant chez Roger danse et valse et semble heureux. Enfin presque tout le monde. 

 

-J’la sens mal cette histoire avec ces peigne cul de la DDPP, s’inquiète Denis, l’édile boulobildaise. 

-T’inquiète donc pas Shérif, t’vas voir un peu la mite qu’ils vont s’prendre demain ! répond sûr de lui Roger.

-Justement, c’est c’que j’dis ! Arrête tes conneries, joue pas avec les vis de ton cercueil ! Ils rigolent pas ces gars-là et ils avaient l’air bien décidé, crois-moi !

 

Là-dessus, Paulo rapplique et tente lui aussi d’y aller de son petit conseil, mais il est trop pété, comme pire qu’un coing, pour aligner deux mots qui vont ensemble. 

 

-Shérif ! Moi aussi alleeeeer !

-T’occupes donc pas d’la marque du vélo, espèce de poche à gnôle ! 

-Ah ! Ah ! Ah ! 

-Qu’il est con !

-Ah ! Ah ! Ah !

-Reste chez toi demain Roger, j’irai à ta place, tente une dernière fois Denis, la main sur l’épaule de son copain.

-Tu crois quand même pas que j’suis v’nu ici déguisé en choux fleurs pour m’faire bouffer l’cul par des lapins ! 

-Mais t’as les yeux trempés dans l’vinaigre ou quoi ? T’vas faire quoi pour empêcher ça ?

-J’irai d’main, c’est décidé, faut pas chier dans l’béret du berger ! 

 

 

Les céréales étaient coupées, il ne restait plus qu’à boire et à rire pour ce soir. Tous faits comme des jambons, ils tenaient pourtant debout quand l’aube doucement s’éveilla. Ils avaient organisé la plus réussie des fêtes des moissons, mangé le plus moelleux des moutons, bu le plus onctueux des ratafias de cidre. Tout le monde était venu, tous avaient dansé et tous avaient ri. Pour les villageois, cette fête resterait inoubliable. Depuis des lustres, elle n’avait pas été si chaleureuse et les habitants si enthousiastes, malgré le pire qui était à venir. Mais Roger avait encore besoin de réfléchir à ce qu’il allait bien pouvoir faire dans quelques heures. Il avait bien une idée, mais elle allait faire couler du sang alors il a salué l’assemblé d’une expression dont lui seul connaît la forme et le sens et il est allé finir de gamberger.

 

-C’est pas l’tout d’bouffer le mouton, faut que j’aille chier la laine ! a-t’il lancé. Ensuite il est parti et on ne l’a plus jamais revu vivant. 

 

 

Chapitre 3-

Graviora manent

Le pire est à venir.

 

 

 

Ce n’est que quelques heures après que le pire est arrivé, le meilleur ayant déjà eu lieu la vieille ; on dit des évènements qui se répètent qu’ils sont parfois déplaisants. Mais on dit aussi beaucoup de conneries. Roger s’est levé avec une idée de génie ; il allait abattre les deux bêtes qu’il avait oublié de déclarer, celles pour qui on lui avait foutu la DDPP au cul. Il allait se poster à l’entrée du village, avec son fusil de chasse et Berthe et Marthe, ses deux grosses vaches par qui tous les malheurs étaient arrivés. Il allait les tuer, ainsi les bêtes non déclarées mortes, tout rentrerait dans l’ordre, se disait naïvement Roger. -T’vas voir un peu comment qu’j’te règle les problèmes moi. Ça commence à m’courir sur le haricot toute cette histoire, disait-il en enfilant sa veste de coton bleue par dessus une côte pareille, sale et usée. Il a marché jusqu’en bas du village, dans un brouillard épais qui ne se levait pas. Il a marché avec Marthe à gauche, Berthe à droite et son clopiot dans le bec jusqu’à la croix Saint Abdon, à la lisière d’un champ qui avait reçu sa bénédiction. Il portait son béret sur la tête, placé sur le côté, à la façon des rappeurs mais ce n’était pas fait exprès.  Il avançait la tête haute avec son fusil posé sur l’épaule. -Ça va chier des bulles carrées, foi de Roger, marmonnait-il entre ses lèvres et son mégot en recrachant ponctuellement des petits morceaux de tabac.

 

Il n’a pas mis longtemps avant de se retrouver dans le bas du village. Boulobide est tout petit, il ne faut guère beaucoup de place pour accueillir deux cent dix sept âmes.  Sa demeure est située dans le haut du pays, Impasse de la Tique qui Pique, et il faut marcher environ cinq minutes pour arriver en bas. On passe par une étroite ruelle aux pavés disjoints, la Ruelle de la Puce Noire, on doit la descendre en se tenant aux murs tant les pierres branlent au sol toutes seules. On traverse ensuite un carrefour très large que l’on nomme ici le Carrefour de la Vanne, car la Vanne ne passe pas très loin. Ce carrefour dessert trois autres petites ruelles, exiguës elles-aussi. La Ruelle du Chat qui Miaule, qui mène à un petit lotissement d’une vingtaine de maisons récentes et complètement dépareillées au reste du village, la Ruelle du Cul du Putois, qu’il faut emprunter pour aller chez la mère Tapd’Dur qui vit face à l’église, où la messe est prononcée chaque dimanche que Dieu fait par le Père Auguste Pignolle, curé et collectionneur de louches. Puis la Ruelle Pavée d’Andouilles qui mène à la mairie et si l’on fait quelques pas, on peut se rendre au Laboureur et boire un petit godet chez Paulo. Les trottoirs de ces ruelles sont si étroits qu’ils ne peuvent accueillir qu’un pied sur deux et il faut se serrer dos aux murs si une voiture passe. Le Carrefour de la Vanne dessert aussi la Rue Joli Cœur, la seule qui permet de sortir du village et d’accéder à la Route Nationale 6 pour rejoindre la ville, la civilisation, comme certains s’amusent à dire ici. Un peu plus loin une vaste étendue de champs appartenant aux Tesson depuis plusieurs générations est placée sous la Bénédiction de Saint Abdon. C’est ici que Roger a décidé d’abattre ses bêtes. 

 

Ce matin-là, avec Berthe et Marthe, Le Trayeur occupe tout l’espace tandis qu’il descend la Ruelle Pavée d’Andouilles. Il ne prend pas la peine de marcher sur le trottoir ni de le suggérer à ses bêtes, ce serait peine perdue que d’essayer. Il passe devant la mairie et fait un signe de tête à Annette. Elle ouvre la porte les bras chargés de sacs et de dossiers, mais elle ne le voit pas. Quelques mètres plus bas, descendant toujours la même ruelle, il passe devant Le Laboureur. Les volets au-dessus du troquet sont fermés et le bistrot est vide ; il est encore trop tôt. Son copain Paulo, qui vit à l’étage, cuve certainement son vin. Il arrive devant le panneau indiquant que l’on pénètre dans Boulobide. Il ressemble à tous les autres panneaux qu’il a déjà vus lorsqu’il entre dans un village. Il est blanc, le nom y est écrit en noir et il y a un liseré rouge tout autour. C’est un panneau quoi ! Roger arme son fusil, inspire un coup et vise Berthe et malgré l’épais brouillard qui ne se lève toujours pas, il aperçoit quand même le regard suppliant de sa pauvre bête. On dirait qu’elle comprend ce qui se trame dans son gros dos de vache. Il dit, -Pardon mes belles mais faut m’comprendre, j’ai pas ben l’choix ! Il dit, -Me r’garde pas comme ça, crévindiou ! Il ferme encore son œil gauche, essaye de nouveau mais n’y arrive pas. Il pleure. Il dit, -J’peux pas. J’peux pas vous faire ça ! et jette son fusil dans la boue puis ôte son béret qu’il jette aussi par terre. Se prend la tête entre les mains et frotte ses tempes. Se baisse. Reprend l’arme. Laisse le béret. Revise la bête. Renonce encore. En désespoir de cause, tire finalement trois coups sur ce foutu panneau, en plein milieu, à la verticale, coupant le nom du village en deux. Boul. Pan. Pan. Pan. Bide.

 

Puis il rentre chez lui mais laisse le béret par terre. Refait le chemin inverse dans ce brouillard toujours aussi épais. Remonte la Ruelle Pavée d’Andouilles, repasse devant Le Laboureur et fait signe à Paulo. Le tenancier ouvre enfin ses volets, il a sa sale gueule papier mâché des lendemains trop arrosés, mais Paulo ne le voit pas. Roger repasse devant la mairie et aperçoit encore Annette par la fenêtre aussi, assise devant son écran d’ordinateur, mais elle non plus ne le voit pas. Il remonte la petite rue de la même façon qu’il l’a descendue trente minutes plus tôt ; en occupant tout l’espace. Puis il reprend le Carrefour de la Vanne et refranchit l’étroite Ruelle de la Puce Noire aux pavés déglingués par le temps et par les gens. Enfin, Roger réemprunte l’Impasse de la Tique qui Pique, celle qui mène à sa bâtisse. Repasse sous l’arche au fond de sa cour. Remonte l’escalier qu’il avait descendu plus tôt dans la matinée. Son fusil toujours sur son épaule, il ouvre la porte de sa chambre puis place l’arme sous son menton, une Remington 105 CTI, calibre 12, inspire un grand coup et pan, il tire ! Sa tête explose, de la cervelle se colle au plafond et sur le papier peint à fleurs de la chambre à coucher, son corps s’écroule, du sang coule et s’étire sur les chevrons du parquet en chêne massif. L’arme fait un bruit sec en retombant au sol et soudain on n’entend plus rien dans la maison. 

 

Les minutes passent et bientôt ce sera les heures et toujours pas un bruit ne vient perturber la mort de Roger. Sa température rectale a perdu un degré, les premières apparitions des lividités au niveau du cou apparaissent et ses pieds, ses mains et ce qu’il reste de sa face ont commencé à refroidir lorsqu’une sonnerie aigue de téléphone retentit longuement contre les murs  du salon, épais comme le brouillard dehors. Quinze coups plus tard, on raccroche. Vingt minutes après, on rappelle et de nouveau, le son strident du téléphone résonne dans toute la maison. On laisse sonner longtemps car elle est grande, dix-huit coups, il faut laisser aux gens le temps d’arriver au combiné, et on raccroche. Le silence résonne contre les murs, on dirait qu’il fait écho. Alors que la rigidité cadavérique apparaît au niveau de ce qu’il reste de l’articulation temporo-maxillaire, quelqu’un frappe et hurle contre la porte de la bâtisse. –Roger ! RO-GER ! RO-GER ! gueule-t-on. L’épais brouillard n’est plus, il s’est levé comme si quelqu’un avait, comme par enchantement, soufflé dessus. On peut entendre des pas qui vont ailleurs, qui font le tour de la cour au milieu du caquètement des poules et des coqs. On peut entendre les petits cailloux qui tapissent le sol se faire piétiner et une voix appeler encore. RO-GER ! RO-GER ! On peut entendre les portes de la salle de traite s’ouvrir et les vaches meugler dans l’étable. Quelqu’un appelle encore Roger mais il ne peut pas entendre Roger, puisqu’il est mort et il ne peut pas répondre non plus lorsque son copain Denis, dit Shérif, son superbe quatre-bosses sur le crâne et son bandana rouge noué autour du cou, vient lui annoncer qu’ils ne viendront pas aujourd’hui, les gendarmes et les gars de la DDPP. -T’as vraiment le cul bordé d’nouilles ! poursuit-il dans le vide alors que la rigidité cadavérique s’est maintenant propagée sur toute la musculature. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 4-

Absens haeres non erit.

L’absent n’héritera pas.

 

 

 

La nouvelle s’est répandue plus vite qu’une trainée de poudre dans un champ de blé en plein mois de juillet. Dans le village, boulobidais et boulobidaises s’appellent déjà pour se le dire ; Roger est mort. Quelques uns se sont égarés dans l’explication d’une théorie du complot, d’autres encore dans celle d’une exécution sommaire. Tous ne savent pas encore que Roger s’est collé une cartouche en pleine vitrine. Les jeunes s’écrivent des SMS ; TRAYEUR DCD. Les plus petits miment la scène, index et majeur sur la tempe, pouce en l’air, PAN ! ils tirent. Même si ce n’est pas exactement ainsi que les faits se sont produits. La balistique le démontrera plus tard, mais pour l’instant on ne peut pas tout expliquer aux petits ; certains détails sont capables de terroriser toute une enfance. La mère Tap’Dur, cette vieille ordure, a tout de suite décrété qu’elle n’assistera pas aux funérailles de Roger et quand Shérif lui a demandé pour quelle raison, elle a simplement répondu en riant de toutes ses dents crasseuses que lui ne sera pas aux siennes ! Et toc ! Denis pleure. Paulo pleure. Les Parigots pleurent. Même les habitants des communes voisines pleurent. Car après avoir tant bu, tant ri et tant dansé, personne n’aurait cru que quelques heures plus tard, c’est ensemble mais chacun de leur côté qu’ils allaient tous pleurer. La vie parfois nous joue des tours auxquels on ne s’attend pas. Un instant tout va bien et hop comme par magie, abracadabra, c’est fini. C’est la règle du jeu, ne rien savoir de ce que chaque seconde qui vient nous réserve et l’accepter sans sourciller. 

 

Installé aux premières loges de la douleur, Charles, le fils de Roger, ne montre pas grand chose de ce qui l’atteint. Il a mal, bien entendu, à s’en tordre le ventre, à en dégueuler le matin et personne ne remettrait son chagrin en question. Mais pour l’instant, il cherche à comprendre comment des bêtes peuvent être abattues à cause d’un morceau de papier non rempli, non signé, non retourné.  Il se demande comment son père a pu en arriver là. Il s’interroge sur le courage ou la lâcheté de son paternel qui a mis fin à ses jours en se faisant péter le caisson dans la chambre parentale. Il a mal mais il ne pleure, pour l’instant, pas. Il est trop occupé. Il faut qu’il enterre son père, comme il a enterré sa mère quelques années plus tôt et il faut qu’il le fasse seul cette fois, pas par honneur, pas par dignité, mais parce que seul, il l’est. Car Charles a bien eu une sœur, Maggy qu’elle s’appelait, mais elle aussi est morte. Il y a des gens comme ça, comme maudit on dirait, à qui la vie reprend tout ce qu’elle a donné. Un jour, Maggy est partie, elle n’en pouvait plus, ne voulait pas de cette vie de campagnarde. Elle ne cessait de le dire et c’était comme si, à chaque fois qu’elle prononçait ces mots, elle chiait tout debout sur les bottes de son père. Maggy était aussi attachante qu’une verrue plantaire. Elle disait, -Je ne veux pas de votre vie de bouseux. Elle disait, -Je ne veux pas finir comme vous, me mettre à genoux et glaner des patates et planter des oignons et attendre que ça pousse. Elle ne voulait pas saigner les lapins qu’elles avaient soignés, ni trancher la tête des canards qu’elles avaient engraissés et encore moins se marrer en voyant les pauvres bêtes continuer à courir dans la cour de la ferme, leur tête s’éloignant du reste de leur corps. Elle ne voulait pas que tout le monde la connaisse, et à la campagne c’est toujours le cas, qu’on le veuille ou pas. Elle ne voulait pas s’enraciner plus longtemps sur les terres de sa famille. D’ailleurs, elle ne voulait pas de famille tout court. Elle se sentait encombrée par les sentiments de ceux qui lui étaient proches. Il y a des êtres qui sont comme ça et on ne peut rien y changer. L’amour des autres leur est douloureux. Les étouffe. Les insupporte. Elle était d’une agressivité sans borne, un vrai cador, un pitbull, une fois entre ses dents, n’importe laquelle de ses proies finissait broyée. Fusse-t’elle rusée, maline ou docile. Toutes finissaient en petits morceaux d’humains, le cœur en éponge, absorbant sa colère et sa haine du monde rural, va comprendre pourquoi, et la peau tannée par les coups qu’elle plaçait si bas qu’on ne les voyait pas arriver. Elle était d’une mauvaise foi sans nom et le pire, ce n’était pas tant cette mauvaise foi, c’était que les gens qui la connaissaient bien, qui la connaissaient tellement bien, préféraient lui donner raison que de l’affronter dans un combat d’idées. Car Maggy, qu’elle eût tort ou raison, finissait toujours par avoir le dernier mot.  A présent qu’elle est morte, ce n’est plus tout à fait vrai.

 

Mais Maggy voulait voyager, partir loin, revenir de temps en temps, même pas une fois l’an. Elle voulait manger des plats différents chaque jour, ne pas se contenter des restes de la veille ou se nourrir de pâté de ragondin ou de soupe à la patate. Elle voulait marcher pieds nus sur le sable chaud ou bien chaussée comme il faut pour arpenter des falaises crayeuses. Elle voulait avoir le choix. Elle voulait voir le monde. Des gens qu’elle ne connaît pas. Elle avait toujours été comme ça. Elle voulait regarder le temps sans s’en sentir tributaire. Elle voulait profiter de l’été, avoir un salaire assuré, changer de voiture chaque année, s’acheter des vêtements, des livres, des cd, des objets inutiles. Elle voulait porter des jeans troués et des chaussures coquées, plutôt que des tabliers à fleurs et des sabots en caoutchouc. Elle voulait avoir le choix. Elle voulait se teindre les cheveux en rouge, y sculpter une crête d’un mètre. Elle voulait qu’on ne la dévisage pas, qu’on l’ignore carrément, qu’on la laisse être ailleurs, autrement. Elle faisait erreur de casting à Boulobide. Elle voulait vivre dans un appartement avec un beau et grand balcon. Elle ne voulait pas de chien, pas d’attache, pas d’enfant. Elle ne voulait pas d’emmerde. Elle voulait penser à elle, à sa petite gueule et à rien d’autre qu’à sa petite gueule. Elle ne voyait pas l’intérêt d’une vie aussi rude que simple. Elle ne voyait pas l’intérêt d’une vie à se tuer à la tâche pour moins qu’un pet de vache. Ce n’était pas l’idée qu’elle se faisait de sa vie. Alors quand elle a eu son bac, et elle a tout fait pour l’avoir du premier coup croyez-moi, elle a fait son sac et elle est partie. Mais juste avant de fermer la porte, elle a hurlé de toute sa gouaille de petite fille pourrie gâtée qui déjà avait oublié d’où elle venait, -Salut les bouseux ! Les mouches ont changé d’bourrin ! Un grand BAM a résonné et personne n’a cherché à la rattraper. Tous se sont sentis insultés, à raison. Par trois fois après cela, elle était revenue à Boulobide, restant à chaque fois un petit peu moins longtemps que la fois précédente. Son père, vexé jusqu’au trou de balle, ne lui a plus jamais adressé la parole. Sa mère, bien plus conciliante, tentait de ménager la chèvre et le chou en acceptant de regarder les photos de ses voyages. De New Delhi à Tombouctou, elle qui n’était jamais sortie de Boulobide, à part pour son voyage de Noces où elle et Roger avaient passé trois jours au Mont Saint Michel, mais c’est tout. Alors Tombouctou, tu penses qu’elle ne savait même pas où mettre le pion sur la carte du monde.  Après sa dernière visite qui ne dura que quatre jours, on ne l’a plus jamais revue, même à l’enterrement de sa mère dont elle ignorait certainement jusqu’au décès, emportée en moins de trois semaines d’un cancer colorectal, stade quatre ; terminus. Cinq semaine après, on retrouva le corps sans vie de Maggy à Guadalajara, au Mexique, dans une sinistre chambre d’hôtel. Les veines trouées comme sa peau, la police avançait un trafic de pierres semi-précieuses mais la famille ne sut jamais véritablement ce qui lui était arrivé. Ce qui est sûr, c’est que cette fois Maggy n’avait pas eu le dernier mot. 

 

Quelques jours après le drame, Charles a donc fait entrer son papa dans le trou déjà creusé pour sa maman, comme cela avait été prévu avant leur mort. Paulo, lui, a fait passer deux bouteilles de ratafia au croque-mort qui, à moitié ivre, officie alors qu’on entend le chlong chlongdu verre s’entrechoquer dans la boîte, sur la dépouille du Trayeur. Autour de Charles, au cimetière, tous les copains du village le soutiennent. Ils sont venus, rang cinq, emplacement trois, sauf cette crevure de Mère Tap’Dur qui ne manque à personne. 

 

Enterrement civil, ni fleur ni couronne. Un rayon de soleil transperce le ciel. Une nuée d’oiseaux sauvages le traverse. A la queue leu-leu, villageois et étrangers attendent leur tour pour lancer un épi de blé dans le fond du trou. Vissé au cercueil, qui déjà est en bas, on peut lire sur une plaque en imitation or, le nom, prénom, l’année de naissance et de mort du défunt. Roger Tesson. 1950-2010.  La cérémonie se déroule vite. Pas de tralala. Pas de blablabla. Roger était un homme de la terre, il ne tournait pas autour du pot pour dire les choses, il allait toujours à l’essentiel, pour son enterrement c’est pareil. Roger est né, il a vécu et il est mort. Entre temps, il a fait ce qu’il avait à faire, point barre. En moins d’une heure, c’est torché. Un long cortège remonte la Ruelle du Cul du Putois, prend à droite au carrefour de la Vanne et se retrouve au Laboureur rendre à César ce qui appartient à César et à Roger ce qui appartient à Roger. 

 

Chapitre 5–

In Memoria Kékétte

A la mémoire de Kékétte.

 

 

 

Quand quelques mois plus tard, Charles entre dans le petit atelier du centre ville, sa bête morte dans les bras, il a tellement de larmes accrochées dans les yeux qu’il ne prête pas attention à Serge. Il ne prête pas non plus attention aux têtes de sangliers sur les murs, aux hiboux dans les trous des troncs des arbres et encore moins aux chauves-souris pendouillant au bout des branches. Il dit bonjour, il dit qu’il a besoin d’aide. Il sait très bien qu’il n’est pas chez un vétérinaire. Il sait très bien que sa pauvre bête n’est plus vivante. L’atelier parait propre bien qu’à chaque coin de la pièce sont stockées à même le sol des cornes de gazelles, de cerfs et même de rhinocéros. Ça ne sent pas bien bon mais Charles n’est pas du genre à se laisser incommoder par des odeurs, surtout quand il en a gros sur la patate. Et là, depuis des mois, il en a sacrément gros sur la patate. D’abord sa mère, ensuite sa soeur et puis son père et maintenant son clébard. Ça commence à faire beaucoup de morts autour d’un seul bonhomme. Sur l’établi, des bouquets d’yeux, des faux bien entendu, au bout d’une tige de fer sont dispersés. Des gros yeux, des petits yeux, formant des camaïeux de gris, de bleu et de marron. Des jaunes aussi peut-être, mais il ne fait pas trop attention à cela non plus. Il croit apercevoir des mâchoires de toutes les tailles, de requins, de mulots et des toiles d’araignées entre les crocs. Avec ses larmes dans les yeux, ça fait comme quand la rosée du matin cristallise sur les fils de soie. Le chagrin de Charles rend tout cela presque beau. Et au milieu de ce fourbi, il y a Serge. Elle porte un pantalon vert avec des poches sur les côtés, un truc comme les militaires, et par dessus, un joli pull jaune moutarde. C’est un mélange de laine et de mohair mais Charles ne parvient pas à identifier la matière. A cause des larmes peut-être. Ou alors dû au fait qu’il n’y connait rien en matière de pull jaune moutarde et qu’il s’en fout complètement.

 

C’est un accident bête, une partie de chasse ratée. Tout cela à cause de son pote Dédé, André, dit aussi La Belette. Dans les villages, peu importe le prénom que l’on porte, l’on finit toujours avec un surnom. La Belette, c’est à cause de son hyper activité et de son appétit féroce mais parfois, les surnoms n’ont aucun rapport ou alors on ne le connaît plus, c’est le cas avec la mère Tap’Dur, la vieille qui vit dans le bas du pays. Personne ne se souvient pourquoi un jour quelqu’un s’est mis à l’appeler comme ça. On suppose que c’est à cause du bruit que font ses sabots quand elle marche mais plus personne n’en est certain. Dédé, lui, il est branché sur du deux cent vingt volt et passe son temps à bouffer, c’est plutôt cohérent. Il est épais comme une portière de vélo, porte toujours un blouson sans manche et des gros croquenots tellement pleins de terre qu’on se demande comment il fait pour marcher avec des pompes qui font le poids d’un âne mort. Dédé n’a été capable de prononcer qu’une seule phrase après le terrible coup fatal porté sur la pauvre bête. « J’l’ai pô vu ! ». Et même quand Charles s’est jeté sur lui en lui emmanchant trois coups de poing sur le museau, il continuait. « J’l’ai pô vu ! » Et même quand assis sur le ventre d’André, dit Dédé, dit La Belette, Charles frappait sa poitrine, avec toute la force du désespoir, il insistait. « J’l’ai pô vu ! » C’était peut-être vrai mais ça ne lui ramènera pas sa bête. Mickey qu’il s’appelait, dit aussi Kékétte, car il forniquait tout sur son passage. A la campagne, même les bêtes ont des petits noms. 

 

Dédé tient toujours à chasser à la rattente. Il attend, sans bouger, le gibier qu’un autre chasseur aura levé. C’est la place qu’il préfère, comme certains aiment être dans les goals, pour Dédé c’est pareil. Il est toujours et tellement surexcité que même si cela ne leur plait pas trop, aux copains, la rattente ils disent tous que c’est pour les viandards, ils le laissent faire car à dire vrai, c’est le seul moment où La Belette leur fout à peu près la paix. Jusqu’à ce que tout foire. Comme à chaque fois avec Dédé. Comme ce samedi de janvier quand tous les copains chassaient le sanglier et que pan !le coup est parti tout seul sur le pauvre fox-terrier. C’était le tout dernier samedi, la fin de la campagne, la chasse était finie. Charles n’a pas eu besoin de prendre le pouls de sa bête que déjà, il savait. Faut dire que mâchoire brisée et langue arrachée ne laissent souvent rien présager de bon. Il a pris Kékétte dans ses bras, s’est assis par terre, le cul dans les ronces, il a attendu que sa pauvre bête lâche son ultime soupir. Kékétte n’a pas eu le temps de dire waoufque déjà, il était cané. Après cela, il s’est levé, il a pété la gueule de Dédé qui n’arrêtait pas de dire qu’il ne l’avait pas vu, puis il a mis Kékétte sur la banquette arrière de son gros 4X4 et il a taillé la route jusqu’à l’atelier de Serge, à vingt minutes de Boulobide, à la ville. Il connaissait déjà l’endroit pour y avoir fait empailler trois ou quatre de ses trophées de chasse. A l’époque, il avait eu à faire à un certain Robin Dubois, qu’il s’amusait à appeler Rondin de Bois avec tous les copains de la chasse qui faisaient comme lui ; accrocher aux murs de leur salon les têtes des cerfs et des sangliers qu’ils avaient tués.

 

Charles est entré, il a dit qu’il avait besoin d’aide et Serge s’est approchée. Elle a posé deux de ses doigts sur la face interne de la cuisse du pauvre fox terrier, l’index et le majeur. Serge a les doigts tellement fins qu’en les posant sur la bête, on pouvait craindre qu’elle se les fracture. Elle les a laissés longtemps car elle sait que parfois, sur un animal choqué, le pouls est filant et elle peut avoir du mal à le détecter. Elle a placé la pulpe de ses doigts car c’est une partie sensible et elle a regardé Charles droit dans les yeux et Charles savait bien ce que Serge allait lui dire ; sinon, il serait allé chez un vétérinaire. Serge a replacé sa frange devant ses beaux yeux verts parfaitement assortis à son pantalon et elle lui a dit que c’était fini, que son chien était mort. Elle avait la voix qui tremblait un peu comme si elle craignait la réaction de Charles. Mais Charles a dit qu’il savait, bien sûr, sinon il serait allé chez un vétérinaire. Il a dit qu’il voulait qu’on l’empaille, car vivre sans Kékétte est inconcevable et que d’une manière ou d’une autre, il faut que Kékétte rentre à la maison. Serge a manqué d’éclater de rire mais elle s’est retenue car elle voyait bien que Charles était vraiment trop triste pour l’instant. Elle a fait -Hum hum, je vois et elle a demandé dans quelle position il préférait voir sa Kékétte, sachant que raide, elle l’était déjà, et encore une fois, elle s’est retenue. Charles a répondu qu’il aimait le voir à l’affût, particulièrement quand il a sa petite patte droite relevée. En disant cela, il s’est remis à pleurer. Alors Serge a posé sa main délicate sur l’épaule de Charles et elle n’avait pas encore remarqué à quel point il était carré, c’est en le touchant qu’elle le constate. Elle s’est demandé s’il n’avait pas mangé une armoire comtoise avant de rentrer dans son petit atelier mais elle s’est dit que ce serait complètement déplacé de sortir cela, maintenant, alors elle a fait un reset et est revenue à Kékétte. 

 

Charles regardait sa pauvre bête et sa petite gueule éclatée quand il a demandé à Serge si on pouvait faire quelque chose pour lui et Serge a dit qu’elle allait voir. Alors Charles a demandé si Rondin était là et Serge n’a pas compris, ça s’est vu car elle a plissé le front et abaissé un de ses sourcils. Charles s’est repris et a corrigé en redemandant à Serge si Robin Dubois pouvait s’en occuper. Mais Robin avait vendu son affaire à Serge alors c’est elle maintenant qui gérait la boutique. Charles semblait mi-soulagé, mi-inquiet de constater que ça allait être une femme qui prendrait soin de sa Kékétte. C’est qu’à la campagne, on n’a l’habitude de confier ce genre de tâches qu’à un homme. Serge l’a rassuré, elle lui a dit qu’elle savait faire cela, que ce n’était pas un problème, qu’il ne fallait pas qu’il s’inquiète. Elle a noté l’adresse sur un petit calepin à spirale et Charles, constatant qu’il était déjà bien plein et bien corné, son petit calepin à spirale, lui a fourni avec une once de soulagement l’adresse de livraison, Impasse de la Tique qui Pique, à Boulobide. Tous deux se sont serrés la main et Charles, avec sa sacrée pogne, a su être délicat avec la fébrile menotte de Serge. Il n’y a pas eu de coup de foudre entre eux. Il n’y a eu qu’un animal mort et un pull jaune moutarde.

Chapitre 6-

In loco

Sur le lieu même.

 

 

 

Il n’y a pas de maison plus grande et de jardin plus vaste que ceux de Charles dans tout le pays. Le pays, c’est comme cela que les habitants de Boulobide nomment leur petit patelin. En vérité, un village de deux cent seize âmes, c’est à peine une bourgade, presque un hameau, pour se moquer on dirait même un lieu-dit. Il n’y a pas de boulangerie, pas de bureau de presse, de tabac, de poste, pas d’école non plus. Il n’y a rien. Rien d’autre que les deux cent seize âmes qui survivent, on se demande bien comment, dans ce trou paumé où l’on croit aux miracles juste parce qu’Internet fonctionne enfin. Mais tout cela, Serge ne le sait pas encore lorsqu’elle franchit pour la première fois le panneau indiquant qu’elle pénètre dans Boulobide. Il ressemble à tous les autres panneaux qu’elle a déjà vus lorsqu’elle entre dans un village. Il est blanc, le nom y est écrit en noir et il y a un liseré rouge tout autour. C’est un panneau quoi ! Sauf qu’il a en plein milieu, à la verticale, coupant le nom du village en deux, trois impacts de coups de chevrotine. Boul. Pan. Pan. Pan. Bide. 

 

Serge aime les détails et ne fait jamais rien au hasard. C’est la raison pour laquelle avant de se rendre ici, elle avait tapé sur son clavier d’ordinateur « Boulobide » et une page était apparue. Une page tellement brève qu’elle avait pu l’apprendre par cœur, en moins de trois minutes et quatorze secondes, comme si elle se rendait à un entretien d’embauche. Elle savait donc que les deux cent seize âmes de Boulobide vivaient sur une superficie totale de vingt deux kilomètres carrés avec une densité moyenne de dix habitants par kilomètre carré et une moyenne d’altitude de deux cent trente mètres. Elle connaissait aussi le nom et le prénom du maire, le code postal, le département, le canton, la préfecture, le taux d’humidité et la pression atmosphérique. Elle savait tout cela mais n’avait en revanche rien lu faisant référence aux trois coups de chevrotine. Cela, elle le découvrira plus tard.

 

A sa grande surprise, ce n’était nulle part indiqué dans la page référencée sur internet, elle découvre un bistrot. Deux imprévus et Serge n’aime pas les imprévus. Mais comme elle a soif, ça tombe bien. Elle gare sa petite Austin d’un beau vert anglais et n’a aucun mal à le faire malgré l’absence de direction assistée ; les places de parking en face de l’estaminet sont toutes vides. Elle est contente, Serge a toujours eu horreur de la foule et des créneaux. Elle se dit qu’à Boulobide il y a au moins un bistrot et rien que pour ça, ça valait la peine de livrer Charles. Elle a enfilé pour l’occasion sa jolie robe rouge, celle avec des petits pois blancs. Elle l’a achetée dans une friperie pour deux euros. Elle ne l’a pas trouvée si belle que ça, sur le coup, mais pour deux euros, elle s’est dit qu’il y aura toujours des gens qui se marieront champêtre et que cette robe sera, pour l’occasion, parfaite. Ce jour-là, elle n’est pas invitée à un mariage, mais comme elle va chez Charles pour la première fois et que Charles est paysan, elle s’est dit que c’est l’occasion ou jamais de sortir enfin sa belle robe rouge à petits pois blancs. D’autant que depuis trois ans qu’elle l’a achetée, pas une seule amie ne s’est mariée, ni n’a fait baptiser ses mômes. Ou alors, elle n’a pas été invitée et dans ce cas, cela ne peut être qu’un oubli totalement involontaire de la part de ses amies. 

 

Toujours est-il que tout le monde la regarde lorsqu’elle entre, ce jour-là, dans le café. Sur la porte, tracé à la main et sans aucun talent à la peinture blanche, on apprend qu’on est ici « Au Laboureur ». Elle n’entend rien de ce qui se dit à part des chuchotements qui ressemblent à des bruits de salive qu’on s'apprête à recracher. Alors, avec ses longs doigts fins, Serge replace délicatement sa frange auburn sur son front, cache ses deux yeux verts et ça lui donne l’impression d’un petit peu disparaître. Elle commande, comme à son habitude, un petit noir, un verre d’eau et un verre de blanc. A présent, on ne la regarde plus, non, on la dévisage carrément. Heureusement qu’ils ne savent pas encore tous ces peignes derches, qu’elle porte un prénom de garçon et qu’elle a dans le coffre de son auto, la carcasse d’un clébard mort. Mais elle se dit que c’est normal, que dans les villages on regarde toujours les étrangers un petit peu en biais, surtout quand on les voit pour la première fois et encore plus s’ils s’appellent Serge et s’ils sont belles comme le jour qui se lève sur les terres argilo-limoneuses de Boulobide City. Elle demande à un vieux monsieur, qui semble être le tenancier, s’il sait où se trouve la maison de Charles et n’a pas besoin de préciser le nom de famille qu’il s’excite avec ses mains. Il les frotte l’une contre l’autre et content comme un cochon dans la merde, sourit comme si elle venait de lui dire qu’après avoir payé son café, son verre d’eau et son petit blanc, elle allait monter sur le comptoir, danser le french cancan et montrer ses nibards. Elle a seulement demandé où elle pouvait trouver Charles, elle ne comprend pas sa réaction.

 

-Et qu’est c’qu’elle lui veut donc à Charles ? questionne sèchement Paulo, le petit vieux.

-Ça vous regarde ? demande, surprise, Serge, qui a horreur qu’on se mêle de ses affaires.

-Disons que ça pourrait, ouais, pourquoi pas ! 

-J’ai quelque chose dans mon coffre qui lui appartient et je dois le lui rendre. C’est une affaire disons, personnelle. 

-Bah alors si c’est personnel, ça change tout, ma petite dame ! répond le tenancier, qui semble d’un coup bien content d’apprendre qu’une gamine belle à faire bander un mort vient rendre visite à son copain. Faut r’monter le village, pouvez pas vous tromper, c’est la plus grosse maison du pays. Le mieux c’est d’y aller à pied. Prenez cette ruelle jusqu’au carrefour, Paulo mime de l’intérieur du bistrot et fait les gestes comme s’il se trouve sur la chaussée. Ensuite, empruntez une autre ruelle, la Puce Noire qu’ça s’appelle, et après y aura une impasse, bah c’est là, au bout. Pouvez pas vous tromper j’vous dis ! termine-t’il, tout sourire. 

 

Enfin, tout sourire, c’est vite dit. Serge, qui aime les détails, constate qu’il lui manque deux dents de devant et sûrement autant au fond, comme on dit dans le pays, il lui manque des touches au piano. Il porte une chemise à carreaux dont les trois boutons sous la pomme d’Adam sont ouverts. Elle voit en dessous qu’il a aussi un marcel plus tout à fait blanc, un tatouage qui a bavé sur le torse et qui remonte presque jusqu’à sa clavicule gauche et touche quasiment la pointe du sternum. Ça pourrait être un aigle ou un cheval ailé, elle n’arrive pas à distinguer. Elle n’a pour l’instant pas encore à boire mais elle sait maintenant comment se rendre chez Charles. Ses yeux font le tour du bar, des dizaines de verres dépareillés sont installés à l’envers sur une étagère et au-dessus, sur une autre petite tablette poussiéreuse, tout un tas de canettes et de bouteilles de soda, de jus de fruits, posés cette fois à l’endroit. Quelques miroirs aussi et un écriteau qui explique, en ces termes, que la maison ne fait pas crédit. Même si tout le monde sait qu’à mi mois, quand le jour de paie est aussi loin devant que derrière, Paulo accorde à chacun qui le demande et jusqu’à la lie, le crédit qu’il réclame. Il sait bien qu’ici les gens ne mentent pas, ne volent pas, car s’ils veulent revenir, arrive le moment où il faut payer. La confiance que Paulo met en chaque habitant, il ne l’accorderait à aucun organisme de banque. 

 

Pour s’occuper encore un peu, Serge regarde le petit vieux. Il est accoudé au  bar et ne semble pas pressé de la servir. Son avant-bras sur la barre dorée du comptoir, il continue à gesticuler. Quand il parle, chacun de ses mots est accompagné par un lancé de bras, en haut, en bas, sur le côté. Et il parle, il parle. Qu’est ce qu’il parle. Ses membres ne tiennent pas en place, on dirait un pantin, et lorsqu’il arrête de les bouger dans tous les sens, c’est pour se frotter la panse. Serge regarde de quoi il a l’air, dans son intégralité. Elle fait descendre ses yeux sur le petit bonhomme tout moche. Ses mollets sont énormes, on les voit même de face. Serge n’a jamais vu de mollets aussi gros mais en même temps, Serge n’a pas rencontré grand monde dans sa vie, à part des animaux morts et des propriétaires en larmes. C’est à croire qu’il se dope pour faire le tour de France à bicyclette. Serge, ce qu’elle aimerait, c’est qu’il s’énerve un peu et qu’il foute sa grosse bedaine derrière le bar pour lui servir enfin son petit blanc qu’elle attend depuis, il lui semble, déjà fort longtemps. Quand enfin il se redresse et se tourne pour se rendre derrière son comptoir, elle voit qu’il a de grosses veines bleues sur les jambes, des veines épaisses comme des doigts de femme et tarabiscotées comme des gros vers de terre sous la peau. Serge trouve qu’elles sont tout à fait dégoûtantes, les guiboles de ce bonhomme. Mais son petit blanc est bon et c’est toujours ça de pris. 

Chapitre 7-

Ad augusta per angusta

Vers de grandes choses par des voies étroites.

 

 

 

Serge, après qu’elle a bu son petit blanc, son petit noir, son verre d’eau, a remonté à pieds et selon les indications du tenancier, tout Boulobide car malgré la petitesse de son automobile, il aurait fallu qu’elle soit encore deux fois plus petite pour lui permettre d’emprunter les étroites ruelles du patelin. A moins d’en connaître tous les détours et d’être sûre de son coup, mais pour savoir cela, se disait-elle, il aurait fallu être né ici. Pour l’instant, elle ne fait que rapporter le chien mort et empaillé de Charles et la découverte du patelin l’enchante plutôt bien ; le soleil se prête au jeu et rend la balade agréable. Aller jusqu'à chez Charles lui a finalement pris plus de trente minutes, contre les cinq qu’annonçait Paulo. Tout ça à cause des pavés mal posés et puisqu’elle tenait Mickey, dit Kékétte, fermement entre ses mains, elle ne pouvait pas s’agripper aux murs et contrôler simultanément son avancée. Les températures exceptionnellement douces pour un mois de mars, l’absence de giboulées et de gelées forment un temps idéal pour découvrir Boulobide mais aussi pour semer les betteraves et permettre aux cultures d’hiver de repartir. Serge ne le sait pas encore mais bientôt Charles lui expliquera tout cela. 

 

N’empêche, elle se caille un peu les guiboles dans sa petite robe champêtre, malgré la paire de collants qu’elle porte, pas vraiment épaisse. Quelques lézards flemmardent déjà sur les murs rocailleux et sur les bords des fenêtres. Les petits vieux commencent à s’agglutiner sur les bancs, devant les maisons. Trois Père Noël pendouillent encore aux gouttières et deux façades sont toujours illuminées. Après le drame survenu quelques mois plus tôt, plus personne n’ose aller tailler le bout de gras devant chez Roger, alors c’est ailleurs et éparpillés que boulobidais et boulobidaises se retrouvent. Serge en croise quelques-uns sur sa route qui ne la saluent pas et la regardent comme si elle avait un pénis greffé sur le front. Ça peine un peu Charles, lui qui n’a connu les villageois qu’au pied de sa maison. Mais il est bien trop taiseux pour évoquer cela avec qui que ce soit, et puis ce sont des choses qui ne se disent pas ici, surtout de la bouche d’un homme et peut-être plus encore si c’est un homme de la terre. Alors Charles regarde simplement les choses se faire et se défaire, et tente à chaque fois de se relever de la façon la plus digne qu’il soit. Car comme disait Jigaro Kano, fondateur du judo, « On ne juge pas un homme sur le nombre de fois qu’il tombe mais sur le nombre de fois qu’il se relève. » Et bien que Charles ne pratiquait pas le judo, il en avait fait son leitmotiv. 

 

Après la mort de son père, par exemple, il a décidé de reprendre intégralement la bâtisse familiale même s’il occupait déjà, faute de moyen, une partie de la maison. Le peu de revenu qu’il touche ne lui a jamais permis, à bientôt quarante ans, de se payer le luxe de vivre chez lui, c’est pourquoi il est toujours resté chez ses parents. Il s’est emménagé un petit studio en annexe, c’est comme cela que l’on vit dans ce milieu-là, n’a jamais été en couple, n’a pas eu d’enfant, tout juste quelques bonnes amies mais aucune n’est jamais venue ici. L’unique projet de sa vie a toujours été jusque-là de devenir et de demeurer un paysan. Un bouseux. Un cul-terreux. Ces petits noms qu’à la ville on peut juger grossiers, Charles les a toujours pris comme des mots doux, des compliments et lui faisaient oublier jusqu’à la précarité de sa situation tant financière que familiale. 

 

A présent qu’il occupe la bâtisse dans son intégralité, il envisage de mettre le studio en location afin d’arrondir les fins de mois et parfois les débuts aussi. La succession n’est pas bien compliquée ; Charles est orphelin de tous les côtés mais plutôt que de se lamenter sur son sort et de penser à tout ce qui ne va pas bien, Charles se lance en ce début d’après-midi dans la confection d’un pâté de ragondin. Concentré sur la découpe de la bestiole, il a oublié qu’ils avaient convenu, avec Serge, de se retrouver chez lui, afin qu’elle lui dépose sa belle Kékétte aux aguets. Elle a appelé, quelques jours auparavant, a dit que le travail était terminé, que Mickey était prêt. Mais Charles préoccupé par la succession, a oublié et c’est donc extrêmement surpris qu’il se trouve en ouvrant la porte et en découvrant une ravissante pépète dans une mignonne robe champêtre serrant dans ses fragiles mains, ô soulagement, son Mickey, superbement empaillé, il faut bien l’avouer. Tellement bien qu’on croirait qu’il s’apprête à lui sauter dessus. Serge aussi est surprise mais pas pour les mêmes raisons. Elle frappe, il ouvre. Dans sa main, il tient un couteau à désosser et a du sang plein le tablier. 

 

-Bonjour monsieur Tesson.

-Ouais ?

-Je vous ramène votre Kékétte, on s’est parlé il y a quelques jours. 

-Ah ouais, p’t’ête ben ! reprend Charles, étonné, réalisant qu’il a dans sa main un couteau et sur sa blouse, du sang partout. 

-Vous êtes occupé ? Je vous dérange ? s’inquiète Serge qui a l’impression de sortir de sa tanière un ours en période d’hivernation. 

-Ben nan, j’faisais du pâté. Allez-y donc, entrez ! 

-Dis donc, c’est Amityville votre patelin ! 

-Ami qui quoi ? répond Charles qui n’a pas du tout compris l’allusion à la vision d’horreur que Serge vient d’avoir lorsqu’il a ouvert la porte. 

-Vous n’avez jamais pensé à partir d’ici ? 

-Faut pas êt’e né ici pour avoir envie d’en partir un jour, j’vous l’dis ! 

-Vous avez sûrement raison. Donc, vous êtes né ici ? 

 

Et il n’en fallait pas plus à Charles, cinq mots, pour sortir du silence des hommes de la terre. Parler de Boulobide, de son pays, des gens d’ici ; les paysans, des derniers commerçants, des copains, des rues mal pavées. Charles n’est pas avare de mots sans tomber dans le commérage. Il parle et il parle et Serge boit ses paroles et plus elle l’écoute, plus elle a soif. Tout en continuant la conversation, il l’invite à s’asseoir, tire une chaise de la main gauche et la montre de la droite. Elle n’a pas encore déjeuné, elle n’a fait que boire, eau café vin et maintenant, ses paroles. Le courant passe bien et tout de suite, fait assez rare pour le souligner. Charles propose un verre, Serge accepte volontiers et demande un verre d’eau pour l’accompagner. Il est aux petits soins avec elle, second fait assez rare pour le re-souligner. Il lui propose maintenant une part de quelque chose, du pâté, ça vous tente, suggère-t’il. Il ôte son tablier, s’assoit face à elle, dans la cuisine, pousse le hachoir à viande, les épices et la bête morte. Elle refuse le morceau de pâté, suggère que ce sera pour la prochaine fois, sous-entend un second rendez-vous. Elle dit cela en souriant et le temps que l’information arrive à son cerveau, Charles lui rend son sourire. Il n’a pas l’habitude, ce pauvre ours mal léché, d’avoir une femme entre ses murs. Il sait à peine comment ça marche, une femelle. Il sait faire avec les bêtes, il a même appris à détecter les vêlages et était bien meilleur que son paternel lors des mise-bas. Mais alors les humains, peau de lapin, il ne sait pas du tout comment ça marche ! Serge le trouve tout de suite touchant, ce grand gaillard, costaud en apparence mais dont l’intérieur semble aussi tendre que du mou de veau. Heureusement, tous les deux le savent, s’en avoir à se le dire, ils savent déjà que quelque part dans leur tête ou ailleurs, une rencontre vient d’avoir lieu et que, sans crier gare, sans l’avoir fait exprès, sans même en avoir eu envie plus que cela, quelqu’un vient d’entrer dans leur vie pour ne jamais en sortir. Ce sont des choses que les gens qui parlent peu ressentent immédiatement et c’est leur cas à tous les deux et ça tombe vachement bien du coup. 

Chapitre 8

Ad litteram

A la lettre

 

 

 

Serge a un fils d’un premier mariage, Alexandre, qu’elle aime à appeler Mon Alextant il est tendre. Charles s’en est tout de suite occupé comme si Alex était son gamin. Il ne lui a pas appris à marcher, il ne lui a pas appris à parler, il ne lui a pas appris la politesse, ni rien de ce qui s’enseigne les sept premières années d’une vie. Serge a fait cela toute seule, sans l’aide de personne. Le père d’Alex, Bruno, a toujours exercé son droit de visite, un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires, comme il en avait été convenu lors du divorce. Il a toujours payé la pension alimentaire, pas forcément ni en temps ni en heure, mais il a toujours fini par la payer. Il gribouille des énormes signatures sur le chèque afin de retarder, croit-il, son encaissement. Serge connait bien la ruse, Bruno faisait déjà cela lorsqu’ils vivaient ensemble et que sonnait l’heure soit de payer le loyer soit d’honorer la nourrice. L’argent, surtout quand il n’y en a pas, est un problème pour tous les couples et une fois séparés, la pension alimentaire devient le nerf de leur guerre. Alors tous les mois, aux alentours du dix, on déchire le traité de paix, on écrase le calumet deux feuilles et on déterre le coupe-coupe. 

 

Avant de rencontrer Charles, Serge pensait que payer une pension alimentaire et exercer un droit de visite suffisait à faire d’un père, un bon père, malgré l’absence au quotidien et tout le reste. Avant de rencontrer Charles, Serge pensait que ce n’était pas grave si Bruno n’appelait jamais son fils. Que ce n’était rien du tout s’il n’assistait pas aux kermesses de l’école, ni aux spectacles de fin d’années, ni aux matches de foot. Que c’était gérable quand il lui arrivait d’oublier l’anniversaire de son unique fils. Que ce n’était pas grave qu’il ne sache pas en quelle classe était Alex, ni les matières qu’il affectionnait. Qu’il n’y avait aucun impact à ce qu’il ne connaisse pas le prénom de ses amis. Avant de rencontrer Charles, Serge pensait qu’un mauvais père valait mieux qu’un bon beau-père ou que pas de père du tout. Ses parents aussi étaient divorcés et elle a toujours vécu avec l’idée que de tout, on se remet et du pire aussi et qu’à part la mort, rien n’est vraiment tout à fait grave. Il ne lui aura fallu que quelques mois à vivre auprès de Charles, pour réaliser que certains pères n’enseignent rien d’autre que vivre avec leur absence et que parfois, les étrangers font mieux le boulot et ne se posent même pas la question du devoir. Ils le font, point barre. 

 

Bruno, lui, n’a pas changé. Il est le même homme qu’il était sept années plus tôt quand il s’est barré un petit matin sans crier gare. Il était sept heures vingt, il a dit à ce soir, bonne journée. Il a même dit à Serge, sa femme, qu’il l’aimait et puis une heure après, il a téléphoné. Il avait changé d’avis, il ne l’aimait plus, presque il la détestait. Il a dit qu’il la quittait, qu’il ne reviendrait pas, que c’était mieux pour elle de ne pas chercher à comprendre pourquoi. Mais il avait menti, une fois encore, car il est revenu, le soir même. Alors elle l’a supplié, genoux à terre, acceptant de s’humilier, faisant une croix en plein sur sa dignité. Il ne voulait rien savoir. Elle l’a imploré de ne pas les quitter, de penser à leur fils, de penser à Alex qui n’était qu’un bébé et dont les joues étaient encore pleines de lait. Il ne voulait rien savoir. De penser aux restes aussi, à l’enfant qu’elle portait, à la famille qu’ils étaient en train de fonder. Il ne voulait rien savoir car ce soir, s’il était revenu, ce n’était pas pour rester mais pour partager les biens du petit foyer. Alors il s’est assis sur une chaise, face à l’écran de l’ordinateur et il a créé un tableau sur le logiciel Excel. Souriant presque, il y a inséré des colonnes et puis des lignes aussi et il a tapoté, en majuscules, rien que ça, « MOI » en haut de la première colonne et « ELLE » en haut de la seconde. Puis il a commencé le partage du faible patrimoine. 

 

Il a décrété qu’il prenait le lit, le matelas, l’écran plat, le lecteur de DVD, le buffet en formica, la moitié de la vaisselle, le canapé et la grosse berline fraîchement remboursée. Serge était assise aussi, immobile, incrédule, la bouche ouverte, béante carrément devant l’écran cathodique de dix-neuf pouces. Elle voulait l’insulter, le gifler, le taper, l’embrasser, le supplier, pleurer, hurler.  Elle a eu droit à la table et aux quatre chaises, à l’autre moitié de la vaisselle, à la chambre de l’enfant, au magnétoscope, aux étagères et aux livres qui étaient dessus et à la petite Austin d’un beau vert anglais. Bruno a été bon prince, lui cédant l’armoire à pharmacie mais a tenu à partager les médicaments, négociant quand même l’intégralité des pansements gastriques car il souffre d’aigreurs à l’estomac. Serge les lui a balancés en pleine gueule. Ensuite, il a ouvert un fichier Word et il a écrit une lettre qui énonçait clairement son désir de foutre le camp, vite et seul. Elle en a gardé une copie qu’elle conserve précieusement mais qu’elle ne relit jamais, à chaque fois qu’elle essaye, ça lui fait trop mal dans le bas du ventre. 

 

La lettre disait : « Je soussigné, Bruno X, sain de corps et d’esprit accepte que la résidence principale de mon fils Alexandre X soit attribuée à sa mère Serge X, née B, et ce dans le cas où je pourrais voir mon fils un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. Toute dérogation à cette règle rend nulle et non avenue cette attestation. Toutefois, en cas de besoin, il pourra y avoir un décalage de visite pour suivre les besoins de l’enfant ou des parents. Fait en deux exemplaires. » 

 

Il l’a signée et il est parti. 

 

C’est dire toute la complexité du genre humain.

Chapitre 9 –

Ex abrupto

Sans préambule

 

Il est plus facile de convertir un citadin au monde rural que l’inverse. Charles et Serge avaient essayé, au début, ça a duré quelques mois. Charles faisait les allers et les retours les week-ends. Depuis Boulobide, tous les vendredis soirs il empruntait, dans son 4X4, la rocade qui mène à la  ville. C’était très pratique pour Serge car son petit atelier se trouvait juste en bas de son appartement, laissant glisser sa main sur une rambarde douce et boisée, elle n’avait qu’à descendre une douzaine de marches usées par les pas des occupants. L’école d’Alex se trouvait au bout de la rue et lui aussi n’avait que quelques pas à faire pour s’y rendre. Ils avaient, pour des citadins, un confort de vie indéniable. Serge avait, en outre, une vieille chatte, Mimine qu’elle l’appellait, aigrie comme une vieille bique et de l’autre côté, ça faisait belle lurette qu’on n’avait plus besoin de remplir la gamelle de croquettes de Kékétte ou de lui gratter le dessus de la tête. C’était donc plus logique pour tout le monde. Quant aux vaches de Roger, son beau cheptel avait été vendu au plus offrant après qu’il s’était fait péter le caisson. Les vaches c’est sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pas de répit. Charles ne s’en sentait pas la force, il avait déjà bien à faire. La vacherie était superbe, flambant neuve, tout juste remboursée par l’assurance décès mais point de bovins là-dedans. C’était comme ça, tant pis, pas la peine de ruminer davantage.

 

Le premier week-end chez Serge, Charles avait tourné, tel un lion en cage. Il avait fait le tour de l’appart’, n’osant toucher à rien mais explorant du coin de l’œil chaque centimètre carré du logis, manifestant son impuissance par des rotations, habitué à des espaces moins exigus. Se demandant ce qu’il foutait là, à attendre Serge, en bas qui terminait l’empaillement d’un raton-laveur. Il avait fini par allumer la télévision et s’était posé sur le divan, face à l’écran, devant un reportage sur la chasse du petit gibier en plaine. Puis en battue en Sologne. Puis dans la Sarthe. Puis en Argentine, avec une chronique spéciale sur les sarcelles mouchetées dans la région de Buenos Aires. Redoutant les escarres, il s’était levé du canapé et était sorti sur le balcon, car par chance il y en avait un, et avec sa main posée à l’horizontal sur ses sourcils, il avait cherché une parcelle de terre à observer, histoire de l’occuper un court instant. Ne trouvant rien d’autres que des blocs d’immeubles sur une vue pas dégagée, des balcons petits et encombrés, des fenêtres sales et des passants pressés, il décida dès le deuxième week-end de repenser la cuisine. Il installa une plaque en vitrocéramique, repeignit les portes des placards, changea les poignées des meubles, maroufla les murs. Il se demanda s’il ne fallait pas en plus de tout cela, poser une hotte aspirante et le dimanche, juste avant de rentrer à Boulobide faire le tour de ses champs, il l’installa. Le troisième week-end, il repeignit les chambres, trois, dont une en duplex, mansardée, n’omettant pas de protéger les rebords des murs avec du ruban de masquage qu’il avait au préalable bien lissé, protégea le sol avec une bâche, appliqua sous-couche, première couche et deuxième couche avec un rouleau répartissant la peinture de façon homogène. Le quatrième week-end, il posa une douche à l’italienne dans un style romantique, décaissa le sol, intégra un siphon et des canalisations en respectant une légère pente afin d’assurer une évacuation rapide de l’eau. Repensa des aménagements super pratiques.  Le cinquième, il refit entièrement la pièce à vivre. Du sol au plafond, posa un parquet massif en point de Hongrie, très tendance. Repeignit les murs au torchon et le plafond à la perche. Changea les luminaires. Troqua les interrupteurs par des variateurs de lumière muraux. Quand tout l’appartement fut retapé, Charles eu immanquablement envie de péter les murs et de faire entrer la lumière. Pour voir dehors le vert, pour respirer la chlorophylle et sentir le vent sur sa peau comme quand il est dehors, libre, à l’air. Comme quand il bosse dans ses champs et qu’il est pépère, tranquille. Mais ce sont des choses que l’on ne peut pas faire dans un appartement qui ne nous appartient pas. Et puis, il avait déjà injecté beaucoup d’argent dans les travaux, même si visiblement, il n’y a pas plus généreux qu’un cul-terreux amoureux, il s’est dit que c’en était bien assez. Alors, ils se mirent d’accord avec Serge, sur le fait qu’il était temps qu’ils bougent de là. Ensemble. Tous les trois. Serge mit un mois de plus, à sauter le pas et décidée comme jamais, elle fila sa lettre de préavis de départ à son proprio. Bien content d’avoir récupéré un appart’ refait à neuf, il consentit à laisser partir la maman solo et son fiston alors même qu’ils n’avaient pas effectué les trois mois de préavis requis. 

 

Serge a donc posé ses valoches, son fiston et sa vieille chatte dans la grande demeure de Charles. Quant à Alex, il ne s’est pas fait prier pour récupérer le duplex qu’avait longtemps occupé Charles. C’était l’année de ses dix ans, tu penses s’il était content le gamin. Charles leur a fait de la place à tous les deux, sans se poser de questions. Et Charles, même s’il n’avait jamais eu de femme dans sa vie, de gamin encore moins, a tout compris et vite de la vie de famille. Faut croire qu’y a des choses qui s’enseignent mieux à des gens terre à terre et ça tombe bien car le moins qu’on puisse dire des hommes de la terre, c’est qu’ils sont très terre à terre. Du coup, tout a roulé vite et bien pour eux trois, personne ne s’est posé de questions, ils ont juste fait ce qu’ils étaient certains d’avoir à faire. 

 

Charles, pour avancer, a tout fait pour ne pas repenser à ses déceptions passées, à Caroline surtout. Ah ! Caroline ! Qu’est-ce qu’il a pu en baver avec elle. Caroline, propriétaire d’une surface de quarante hectares, était ce qu’on pourrait appeler une patatière dans l’âme. Sa vie entière était dédiée à ses patates. Elle aussi avait repris la ferme familiale et certains de ses champs étaient situés sur la commune de Boulobide, dont un, précisément, juste derrière la grande demeure de Charles. Il la voyait souvent. Ils se serraient la main, parlaient de tout de rien, mais surtout de pommes de terres et parfois de céréales. Charles en pinçait grave pour elle mais n’a jamais rien fait pour le lui faire ni comprendre ni entendre. Il attendait sagement le passage aux années suivantes car Caroline tendait toujours ses joues le deux janvier. Elle disait chaque année la même chose, oh allez, aujourd’hui on s’embrasse et Charles, timidement, tendait son visage et savourait le geste, la tension de son cou, l’angle de sa mâchoire, l’odeur de Caroline, la douceur de sa peau sur ses joues qu’il prenait la peine de raser juste avant. Deux bises. Deux. Et après ça, Charles attendait une année tout entière que le deux janvier revienne. Il se parfumait, enfilait des vêtements propres, regardait l’état de son nez, s’assurait qu’aucun poil ni crotte ne dépassait. Et puis, un jour, à force de s’être tu, Caroline s’est pointée avec un jules dans son tracteur. Le gars bossait chez Mc Cain, il lui a fait contractualiser 60% de sa production et l’a épousée dans la foulée. Depuis, Charles ne se rase plus le 1er janvier, il s’en lustre l’asperge d’autant que l’autre vendeur de frites tend aussi sa joue pour sa petite bise annuelle. 

Chapitre 10-

Fama Volat, 

La rumeur vole. 

 

 

 

Serge et Charles n’ont pas eu d’enfants ensemble. Ils ont essayé, ils auraient adoré mais ça n’a pas marché. Sergie s’en doutait de toute façon. La belle-soeur de la mère Tap’Dur, Jeannine, fille illégitime, dite aussi Poil d’âne à cause de la douceur de son caractère, dont l’enfance n’avait pas dû être des plus heureuses car tout se sait dans les villages, Jeannine qui avait dû souffrir le martyre des railleries des copains copines dans la cours de récréation, cette même Jeannine dont le passé aurait pu faire d’elle une femme plus compréhensive, voire pourquoi pas tolérante, mais qui n’a servi qu’à la rendre aussi charmante qu’une pelure d’oignon, ne s’était pas fait prier pour répandre la rumeur infecte et puante comme un tas de bouse qu’en se mettant avec Serge, Charles avait pris la vache et le veau. Elle ajoutait en riant de toutes ses dents crasseuses qu’il n’avait jamais pu la grimper. On disait aussi, car dans les villages c’est toujours « on » qui cause, que Serge avait mis le grappin sur Charles pour récupérer les terres de Boulobide. « On » parlait beaucoup mais « on » en savait moins qu’un pet de ragondin. 

 

Poil d’âne est une vraie taupe, une sale bonne femme aussi moche que méchante et même si Serge n’est pas du genre à se foutre des physiques ingrats, il faut bien avouer qu’elle s’en donnait à cœur joie avec Jeannine qu’elle surnommait La Sale Bâtarde depuis qu’elle avait appris ce qu’elle ragotait dans son dos. Car dans les villages, tout ce que « on » dit, « on » l’apprend. Il faut avouer qu’il y avait de quoi et même Alex s’y mettait. Il disait que ça ne devrait pas être légal d’avoir une pareille gueule et qu’on pourrait à coup sûr lui coller un procès pour outrage public. Et il n’avait pas tort. Poil d’âne a un strabisme, enfin pour être précis, son œil gauche fait la pute pendant que le droit guette les flics. Elle sent la pisse de chat ou de souris selon lequel des deux a eu le dernier mot sur ses guenilles, porte de janvier à décembre un bonnet rose, un chiffon à fleurs en guise de jupe, des chaussettes de sport à rayures bleu et rouge, des baskets blanches plus tellement blanches d’ailleurs, un gros gilet tout bouloché de couleur indéterminée. Avec cette dégaine à effrayer n’importe quel citadin, on peut la trouver en bas de sa rue mimant l’épouvantail du matin au soir, attendant certainement le potin qu’elle va pouvoir sortir de sa boîte à ragoût au pauvre Raymond, son mari, devant l’éternelle soupe à la patate, seul plat qu’elle aura appris à cuisiner en quarante-deux ans de mariage. Car en plus d’être laide, moche et sale, Poil d’âne est une grosse feignasse comme la terre en a peu commis. Elle a pourtant réussi à trouver un crétin pour se faire épouser, Raymond, dit aussi Le Peureux. Raymond est une crème, un homme aimable et généreux, on dit dans le village que c’est Jeannine qui porte la culotte et qu’à coup sûr, Raymond se fait foutre sur la gueule et dort à la cave. 

 

Serge ne déteste pas grand monde sur terre, à part Bruno bien entendu qu’elle hait de tout son être. Infiniment blessée par les propos odieux et injustes de Poil d’âne, propos qui ont fait le tour du village, le détour et même les contours, encore plus blessée parce que personne n’a ni dit ni contredit Poil d’âne, alors même que tout le monde sait que c’est faux, archi faux, même Charles et surtout Charles d’ailleurs. A cause de son passé. A cause de Bruno qui pourrait ne rien à glaner dans cette histoire et pourtant si Serge ne peut plus porter en son antre la vie, c’est à cause de lui. A cause de l’image que l’on se fait d’elle. Qu’on dise d’elle qu’elle est une vache et qu’Alex est un veau, elle s’en tamponne les amygdales avec une porte-fenêtre et puis, c’est mignon un veau. Mais elle ne supporte pas que l’on égratigne à son intégrité, que l’on puisse supposer qu’elle est une sangsue, une verrue vénale et qu’elle trompe les gens pour l’argent, cela non, elle ne peut l’accepter. Ce qu’il y a, ce que « on » ignore, c’est que lorsque Bruno est parti, Serge attendait un enfant. Ce n’était pas un accident. C’était voulu, espéré, désiré. Elle ne lui a pas fait dans le dos. Ils avaient ensemble guetté les cycles d’ovulation de Serge et pratiqué les coïts en fonction de. Ce qu’il y a, et que « on » ignore, c’est qu’au moment où Bruno a décidé de se faire la cerise, la grossesse était bien avancée et il ne restait légalement à Serge que cinq tous petits jours pour avorter. Alors il lui a été proposé un curetage avec signature d’une décharge précisant qu’aucune intervention médicale n’étant sans risque, dans le cas où quelque chose se passerait mal… blablabla… il ne lui resterait plus que ses yeux pour pleurer. Mais en vérité, ce qu’il lui reste aujourd’hui, c’est la prunelle de ses yeux ; son Alex. 

 

Bruno avait gardé le petit avec lui le temps de l’intervention et c’est seule que Serge est allée défaire l’enfant qu’à deux ils avaient fait. Bruno a eu le culot, l’audace, l’irrespect de lui souhaiter une bonne journée, ce à quoi elle n’avait rien pu répondre. C’était au téléphone, elle ne l’oubliera jamais. Elle est restée la bouche ouverte à se demander si elle avait bien entendu ce qu’elle avait entendu. Bonne journée. C’est quand on lui a planté la perfusion dans une de ses toutes petites veines de son bras si fin presque transparent et qu’on a posé sur son fragile minois le masque senteur chlorophylle qu’elle a réalisé. L’ordure ignoble. L’infâme porc. Bonne journée. Il avait osé. 

 

A son réveil, le bébé n’était plus là et à la place, il y avait un trou béant dans son ventre pareil dans son cœur. Du sang plein l’énorme protection hygiénique. Une aiguille plantée dans le bras. Des bips autour d’elle. Deux petits tubes dans chacune de ses narines et des caillots gros comme les poings d’un homme sortaient de son vagin. Bonne journée, se répète-t’elle gisant presque morte dans le lit immaculé. Bonne journée. Ses mots, des années et des années plus tard résonnent encore dans son crâne qu’elle voudrait parfois éclater contre les murs de la maison tellement ça fait mal d’y repenser. Après ça, son ventre est resté tel quel. Vide et plat et inutile. Bonne journée, il avait dit. Parfois deux petits mots lâchés comme ça, sans réfléchir, font plus de mal que la plus grosse des corrections de sa vie et il faut bien admettre que Serge qui ne détestait pas grand monde sur terre aurait bien installé Bruno et Jeannine au chaud, tout contre Kékétte, près de la cheminée. 

Chapitre 11

Omnis homo mendax

Tout homme est menteur. 

 

 

 

Tout aurait pu se passer si bien. Ils auraient pu, Serge et Bruno, prendre des cafés ensemble et parler d’Alexandre. Ils auraient pu s’appeler, se donner des nouvelles et se souhaiter le meilleur tout à la fin décembre. Y en a même, paraît-il, des divorcés, qui réveillonnent ensemble. Y en a même, paraît-il, qui se souhaitent la bonne année, qui s’embrassent, se cajolent, se consolent et parviennent à s’aimer bien, après s’être aimé tout court, plutôt que de se détester. Dans l’intérêt de l’enfant. C’est le cas de Phyllis, dite Syphilis, dite aussi MST, la nouvelle compagne de Bruno, et de son ex, Marc. Car sans distinction de classe sociale, à la campagne on aime aussi donner des surnoms aux citadins. Alex a raconté à Serge mais il ne faut pas le répéter à Bruno, qu’ils déjeunent ensemble, régulièrement, le dimanche ou pour les anniversaires de Killian et Jennifer, les enfants de MST, qui ne sont pas de Bruno mais dont il s’occupe quand même. Ils rient, se tapent dans le dos, s’appellent par leurs prénoms et se donnent même des surnoms. Nono, Phyphy, Kiki, Jenni et Marco autour du gigot de 7 heures, à Pâques, se resservant des flageolets dans l’intimité de la résonnance de leurs pets communs sur les bancs de la salle à manger. Dégâts à l’épicentre dont l’ampleur dépend de la qualité des constructions, six sur l’échelle de Richter. 

 

Ils y sont un peu parvenu, au tout début. Le divorce prononcé et comme l’avait prédit l’avocate de Serge, Bruno a tenté de revenir. Sa nouvelle idylle fraichement terminée, il a réalisé l’énorme connerie qu’il venait de faire. Il a envoyé un mail d’excuses à Serge. Il a écrit dedans qu’il ferait tout pour se faire pardonner si Serge lui laissait une nouvelle chance, que cette fille, pour qui il avait abandonné Serge et Alex comme on attache deux clébards au bout d’une laisse sur la rambarde d’une autoroute juste avant les congés d’été, n’était qu’une putain, qu’elle lui avait fait tourner la tête, qu’il avait fait vraiment n’importe quoi, qu’il s’en bouffait les doigts. Serge a hésité. Alex était encore petit, il oublierait vite cet incident et alors tout rentrerait dans l’ordre, ils pourraient même se remarier, pourquoi pas, faire comme si tout cela n’était jamais arrivé. Dans l’intérêt de l’enfant. Serge a hésité. Elle a pesé le pour, le contre, car Serge ne fait jamais rien au hasard et déjà échaudée par la surprise de se faire larguer un beau matin, elle préférait bien réfléchir aux conséquences de ses actes. Dans l’intérêt de l’enfant. Alors elle a fait un tableau, elle a inséré deux colonnes au-dessus desquelles elle a inscrit en haut de la première « POUR » et en haut de la seconde « CONTRE » et elle a commencé à énumérer la liste des avantages et des inconvénients à cette hypothétique réunification. Dans la première colonne, mis à part Alex, elle ne voyait pas bien ce qu’elle aurait pu écrire. Dans la seconde, elle a inscrit, confiance, honte, ivg. Puis divorce, douleur, chagrin et abandon. Elle s’est souvenue qu’elle avait manqué de crever post-ivg, elle s’est souvenue des deux petits mots, bonne journée. Elle ne savait pas encore à ce moment-là qu’elle était maintenant stérile. Cette liste, elle ne l’aurait sûrement pas dressée. Bruno insistait, chaque jour il lui envoyait un message, pas pour la séduire à nouveau, non, pour savoir si elle avait fini de réfléchir. Il écrivait même, l’ordure, « pense à Alex ! » Elle qui ne faisait que cela. 

 

Au début, Serge et Bruno prenaient des cafés dans des bars enfumés, mangeaient ensemble dans des restos pas chers à cause de la pension alimentaire que versait Bruno et qui lui amputait considérablement le budget, trouvait-il. Ils buvaient du whisky un week-end sur deux dans le petit appartement que louait Serge. Un mignon T2 bis de 70 mètres carrés. Elle avait repeint tous les murs en blanc et avait disposé les meubles qu’elle avait récupérés lors du divorce. Tout aurait pu tenir dans un 30 mètres carrés, à l’aise. Elle avait installé l’armoire à pharmacie au-dessus de la cuvette des WC et les étagères tout autour du salon. Elle avait dû acheter un canapé et un matelas pour elle et s’était contentée de le poser à même le sol dans un premier temps. La chambre d’Alex était quasiment identique à celle qu’il avait lorsqu’ils vivaient encore tous les trois. Elle avait décollé du plafond de la chambre de l’ancienne maison puis recollé dans la nouvelle, les étoiles phosphorescentes d’Alexandre. Dans l’intérêt de l’enfant, se répétait-elle. Elle passait régulièrement des coups de fil à Bruno, pour lui donner des nouvelles du petit et il répondait à chaque fois. Lui, il était provisoirement retourné vivre chez ses parents et des voyages qu’il faisait dans le cadre de son travail, il leur ramenait des peluches et des tee-shirt trop grands au petit, du parfum et des cartouches de cigarettes qu’il chopait aux duty free, de ses départs et de ses escales. Pendant ce temps, Serge attendait de voir. 

 

Son avocate lui avait prédit, l’index pointé vers le ciel, que dans moins de trois mois, il serait derrière sa porte, la suppliant de le reprendre. A quelques jours près, elle ne s’était pas trompée et Serge avait bien failli se faire berner. Il semblait impatient, exigeait une réponse, la prenait par la taille, l’embrassait de force. Elle le giflait. Il la traitait d’égoïste. Il disait, tu penses qu’à ta gueule. Elle répondait, sale enfoiré. Alex, tout petit, assistait à la scène et du haut de sa première année, ne comprenait rien du tout ce qui ne l’empêchait pas de pleurer. Il était assis par terre, sur sa grosse couche pleine de pipi, dans un pyjama bleu, dans une main une tétine, dans l’autre Mout’mout’, son doudou-mouton à qui il babillait tout. Mais Bruno, définitivement plus con qu’un bidet avait fini par lâcher le morceau. Il était sur un coup, avait besoin de savoir. Oui ou merde. L’autre n’allait pas attendre cent sept ans. L’ordure. L’infâme porc. Ce jour-là et pour de bon, elle l’avait foutu dehors et c’est à ce moment que tout est parti en sucette et que Serge est devenue dans la bouche de Bruno, La Salope. 

Chapitre 12-

Requiescat in pace

Qu’il repose en paix. 

 

 

 

Ce week-end, Alex est chez son père. Charles et Serge se sont levés tôt, ils ne dorment pas beaucoup, c’est l’habitude du réveil. Ils prennent leur café dans le silence de la nuit qui se prolonge. Charles est allé chercher du pain frais pour sa Sergie. C’est dimanche et les heures tournent au ralenti. Il fait dix-sept degrés dans la maison. L’automne est bien installé et les feuilles mortes forment un tapis rouge sur l’herbe mouillée du jardin et quand le vent se lève, elles tourbillonnent délicatement ; on dirait qu’elles valsent et sur la grande piste, elles ont encore de la place. Charles a enfourné un morceau de peuplier dans la cheminée mais le peu de braises qu’il restait n’a pas suffi à rallumer le feu, il a dû glisser entre le petit bois et la grosse bûche, deux bouchons que Sergie aura trempés dans l’alcool à brûler. De son côté elle a mis en marche le transistor de la cuisine, à côté du grille-pain et de la cafetière. Ils écoutent la radio et baillent simultanément. La mâchoire de Charles craque, Serge se frotte les yeux. Il verse une rasade de lait puis trempe sa tartine de pain beurré dans son bol en pyrex, quand il la porte à sa bouche, le bruit est insupportable. Elle se concentre sur la station FM et tente de ne rien entendre du pain mouillé mâchouillé entre les grosses molaires de Charles. Elle, elle ne grignote que le quignon de la baguette, il est encore trop tôt pour qu’elle avale quelque chose de plus consistant malgré le pain chaud, les croissants. 

 

Ils ne savent pas encore ce qu’ils vont faire aujourd’hui, ils ont peu d’énergie ce matin mais auront du mal à rester inactifs après. Il fait dix-huit degrés dans la maison. Charles regarde dehors par delà la grande porte fenêtre de la cuisine le jour qui se lève sur le ciel orangé qui doucement se grise. Leurs respirations résonnent contre les pierres apparentes des murs de la cuisine. Avec son index, Serge trace les contours des tasses et des grains de cafés dessinés sur la toile cirée de la table de la cuisine. Berdouille est à leurs pieds, elle attend de voir si quelque chose tombe mais ça n’arrivera pas. Il est encore tôt et Sergie n’a pas assez dormi, elle a les mots pleins de la poésie de la nuit au fond de la gorge. Elle demande à Charles s’il sait lui, où s’en vont les feuilles mortes quand le vent les emporte. Charles répond que sûrement au fond du jardin et Serge, sur ses doigts, compte et s’assure que c’est un alexandrin. « Où-s’en-vont-les-feuilles-mortes-quand-le-vent-les-em-porte ? » Elle sourit et explique à Charles qui n’y connaît rien en pieds de poésie mais qui veut bien essayer quand même de jouer avec elle. Il se gratte la joue, avale une grande gorgée de lait au café, plisse les sourcils puis répond tellement fier de lui que ça se voit à la rangée de ses dents aux premières loges dans sa bouche. « Au-fond-du-jar-din-à-cô-té-du-gros-bu-rin. » Elle sourit, le félicite, lui dit que c’est bien, qu’il a réussi et tend ses lèvres qu’aussitôt il embrasse. Il lui demande ce qu’elle va faire ce matin. Elle répond la tête penchée, en lui caressant le dos de la main, qu’elle pensait sortir le chien dans un premier temps mais qu’en y réfléchissant, elle n’a envie de rien pour l’instant mais que de toute façon, elle devra se rendre au cimetière ; c’est l’anniversaire de son frère. Charles regarde dehors les premières gelées qui ont blanchi l’herbe verte du jardin, il dit qu’il doit sortir un moment, faire un tour dans ses champs et que si ça l’arrange, il prendra le chien avec lui. Elle refuse, n’a pas envie non plus de rester seule ce matin. Il lui dit qu’elle a toujours Kékétte près de la cheminée, sa petite patte en l’air, il n’a pas bougé depuis tout ce temps. Elle lui lance le reste du quignon de pain dans la tronche qui ricoche sur son nez pour terminer par terre pile poil devant le museau de Berdouille qui se jette dessus comme le Burundi sur un bol de riz. 

 

Elle ira s’allonger sur le canapé juste après le café, terminer sa nuit ou la commencer, elle ne sait plus. Mais bien qu’épuisée, elle lui demandera quand même si sa quéquette à lui est aussi au garde à vous, il lui sourira et son sourire, aïe aïe aïe, son sourire, elle en est raide dingue amoureuse de son sourire. A moins que ce soit le fait de le penser heureux. Il fait dix-neuf degrés dans la maison. Elle ira s’allonger et probablement il viendra la rejoindre, le temps qu’ils décident de ce qu’ils vont faire aujourd’hui. Il aura mis juste avant une nouvelle bûche dans la cheminée afin de contrer les toutes premières gelées et la buée sur les baies vitrées. Le problème du bois tendre, lui explique-t’il alors qu’elle s’en fout royalement de son histoire, là, allongée sur le canapé à demi morte de fatigue, c’est qu’il produit des flambées éphémères qui chauffent peu. Elle se placera sur le côté, il s’emboîtera derrière elle en tirant la couverture sur leurs deux corps puis glissera le nez dans son cou et baisera du bout des lèvres l’odeur de sa peau. Ils ne comptent pas les heures, ils ne sont pas pressés. Ils ont le temps de faire ce dont ils ont envie, l’amour sur le canapé si ça leur chante et après cela, le cimetière. Alex n’est pas là. Ils ne se gêneront pas. Personne pour les surprendre. Ils comptent en profiter. La nuit a requinqué le grand corps usé de Charles et ses grosses paluches parcourent avec curiosité et empressement celui de sa Sergie. Il le connaît par cœur maintenant mais il l’aime toujours autant. Courbure à droite, petit bourrelet à gauche. Cicatrice de césarienne. Grain de beauté en relief. Il tâtonne chaque contour de son corps et ne s’en lasse pas et vice-versa. Ils ne font pas l’amour souvent, jamais le soir, plutôt le matin. Ils s’embrassent peu. Le matin aussi et le soir parfois. Ils s’aiment comme ça. Sans trop se toucher, sans trop se caresser, ils s’aiment avec pudeur sans jamais se l’avouer. Mais quand ils font l’amour, ils mettent le paquet, comme ce dimanche matin, quand la sueur et la semence fraîchement épandue de Charles ont collé le cul de Sergie au cuir rouge du canapé. La couverture en vison synthétique n’a pas stoppé la curiosité de la grosse Berdouille qui, entre deux gémissements de l’un de l’autre, accompagnait ses maîtres de petits couinements aigus. Charles aura beau lui lancer un coussin sur la truffe puis la télécommande puis un bibelot mais Bernie, dite Berdouille, dite aussi ce dimanche matin, Sale Cabot ne bougera pas. Elle demeurera comme empaillée et se tiendra près de la cheminée, juste au-dessous de Kékétte où il fait maintenant vingt-trois degrés. 

 

L’affaire étant conclue, Serge ira avec lui, faire le tour de ses champs, vérifier les semis et s’enfoncer dans les plaines brumeuses et les terres argilo-limoneuses de Boulobide City. Juste avant, elle demandera à Charles de se rendre avec elle, au cimetière, à vingt bornes d’ici, se recueillir sur ce frère qu’elle n’a jamais connu et dont la perte n’aura pas été extrêmement douloureuse du coup. Aux parents oui, terriblement même, puisque enclavés dans leur souffrance, ils sont allés jusqu’à donner le prénom du frère décédé à la sœur arrivée juste après la tragique perte. Alors que toutes ses copines s’appelaient Aurélie, Emilie, Audrey, la pauvre gamine s’était retrouvée affublée de l’horrible prénom d’un bébé mort et d’un couple totalement dépressif tentant tant bien que mal de faire office de parents. A huit mois, Serge, feu le frère, est décédé subitement dans son sommeil. C’est toujours subitement que l’on meurt, une seconde on est vivant et celle qui suit, mort. Sa maman qui portait depuis cinq mois dans son ventre une petite fille destinée à s’appeler Virginie s’était rendue dans la chambre de l’enfant siestant et n’avait retrouvé qu’un tout petit corps déjà bleui par la mort dans le fond de son lit immaculé de blanc et sur lequel était éparpillé une dizaine de doudous. Les cris ont résonné dans le placenta jusqu’à la naissance de Sergie et longtemps après encore, elle pouvait les entendre.  Jamais ses parents ne s’en sont remis. Alternant entre Valium et thérapies de couple ou solo, ils ont tout essayé mais ils n’ont pas réussi. Ils ont fini par se séparer et toute son enfance, la gamine a été trimballée de douleurs en souffrances et de mausolées en silences, selon qu’elle passait la semaine chez maman ou chez papa. Dès qu’elle a pu, elle est partie de chez les deux et elle a entamé une formation de taxidermiste qu’elle a brillamment réussie. De toute évidence, maintenir en vie les morts, c’est ce qu’elle fait de mieux depuis son premier souffle. 

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